Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1426

Louis Conard (Volume 7p. 104-105).

1426. À SA NIÈCE CAROLINE.
Paris, lundi soir, 15 décembre 1873.
Mon pauvre Caro,

Je me réjouis à l’idée de savoir que, dans une huitaine, tu ne seras pas, nous ne serons pas, bien loin du moment où je reverrai et bécoterai ta bonne et gentille mine. Dès que ceci te parviendra, tu serais bien aimable de m’envoyer un télégramme : 1o  pour me dire comment s’est passée la traversée, et 2o  le jour et l’heure de votre retour. Mais d’ici là, j’attends une lettre en réponse à mon télégramme de jeudi dernier et à ma lettre de vendredi.

Rien de nouveau. Le Vaudeville continue à être charmant pour moi. Je sais par mon « élève » Guy de Maupassant, qui est le camarade d’un des actionnaires ou commanditaires de l’établissement, que ces messieurs fondent sur la pièce de grandes espérances. On s’est débarrassé de Barrière, qui voulait me couper l’herbe sous le pied.

Aujourd’hui, le manuscrit a été définitivement arrêté et les rôles sont à copier. Dans une huitaine, M. Vieux sera sur les planches. Voilà, mon loulou. Autre histoire : j’ai vendu Saint Antoine à Charpentier, à d’excellentes conditions ! Je te les expliquerai.

La traduction dudit bouquin dans une revue russe me rapportera près de 3 000 francs ! Cela, c’est une gentillesse du Moscove, et j’ai d’autres « tours dans mon sac ». Enfin je crois que je vais devenir pratique !!! Pourvu que je ne devienne pas idiot ! ce qui en est souvent la conséquence.

Mais comme le père Hugo va faire paraître d’ici à un mois un roman en trois volumes intitulé Quatre-vingt-treize, il nous faudra attendre pour paraître que ce livre-là ait produit son effet. On va néanmoins imprimer tout de suite. Tu vois, ma chère fille, que je ne m’endors pas !

Mon plus grand souci est maintenant de trouver un amoureux (pour le rôle de Julien), ce qui ne me paraît point facile : les jeunes acteurs d’à présent ne comprennent rien à la poésie et à la passion. De mon temps on en aurait trouvé à remuer à la pelle !

Ce matin, j’ai déjeuné chez Mme Carvalho, et demain j’irai la voir dans l’Ambassadrice.

Ta Nounou qui t’aime.

Il fait très froid. Le vent vous coupe la margoulette.