Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1405

Louis Conard (Volume 7p. 67-71).

1405. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, septembre 1873].

Il me semble que je ne vous ai point écrit depuis très longtemps, et je m’ennuie d’être sans voir votre écriture. Votre ami a monstrueusement travaillé depuis un mois, car il a fait le premier acte de sa comédie et avalé une vingtaine de volumes, pas davantage. Carvalho m’a paru très content du scénario du Candidat (titre qu’il m’a prié de taire parce qu’il le trouve excellent). Donc, revenu ici, je me suis mis à l’œuvre, car je voudrais être débarrassé de mes occupations théâtrales le printemps prochain pour me mettre à écrire mes deux bonshommes. Je les prépare dans l’après-midi (la pièce est mon labeur du soir) et, parmi les choses assommantes que je viens d’avaler, je ne connais rien de pire que les ouvrages des RR. PP. Jésuites. Ce n’est pas fort, décidément ; ça donne envie de retourner à d’Holbach.

J’ai lu aussi les trois volumes de Mgr Dupanloup sur l’Éducation. Il s’y vante d’avoir fait dans la cour du petit séminaire de Paris un autodafé des « principaux ouvrages romantiques », et là il a aussi un petit parallèle entre Voltaire et Rousseau qui ne manque pas de gaieté.

J’ai trouvé dans le P. Gagarin un grand éloge du sieur Jules Simon. Les louanges sont pour faire passer le blâme qui vient après, naturellement ; n’importe ! le bon Père admire Simon. Il est ébloui par… son style ! tant il est vrai que tous les esprits faux concordent. Pourquoi le hideux, l’exécrable « môssieu de Maistre » est-il prôné et recommandé par les saint-simoniens et par Auguste Comte, tous si opposés de doctrine à ce sinistre farceur ? C’est que les tempéraments sont pareils.

Je ne suis pas sans inquiétude du côté de la censure quant au Sexe faible. Bien que je n’y blesse ni la religion, ni les mœurs, ni la monarchie, ni la république, le caractère bedolle d’un vieux général qui finit par épouser une cocotte pourrait déplaire à quelques-uns de MM.  les militaires qui sont actuellement nos juges absolus. Donc connaissez-vous le général Ladmirault ? et par quel moyen, si besoin en est, fléchir ce guerrier en faveur de Thalie ? Ma pièce passera après celle de Sardou, vers la fin de janvier, probablement.

Dans quatre mois jouirons-nous d’Henry V ? Je ne le crois pas (bien que ce soit tellement idiot que cela se pourrait) ; la Fusion m’a l’air coulée et nous resterons en république par la force des choses. Est-ce assez grotesque ! Une forme de gouvernement, dont on ne veut pas, dont le nom même est presque défendu et qui subsiste malgré tout. Nous avons un président de la République, mais des gens s’indignent si on leur dit que nous sommes en république, et on raille dans les livres les « vaines » querelles théologiques de Byzance !

Je ne partage pas, chère Madame, vos réticences à l’endroit de l’Antechrist. Je trouve cela, moi, un très beau livre, et comme je connais l’époque pour l’avoir spécialement étudiée, je vous assure que l’érudition de ce bouquin-là est solide. C’est de la véritable histoire. Je n’aime pas certaines expressions modernes qui gâtent la couleur. Pourquoi dire par exemple que Néron s’habillait « en jockey » ? ce qui fait une image fausse. Quel dommage que Renan, dans sa jeunesse, ait tant lu Fénelon ! Le quiétisme s’est ajouté au celticisme et les arêtes vives manquent.

Vous savez qu’Alexandre Dumas fils déclare à la postérité que le nommé Goethe « n’était pas un grand homme ». Barbey d’Aurevilly avait fait, l’été dernier, la même découverte. C’est bien le cas de s’écrier comme M. de Voltaire : « Il n’y aura jamais assez de camouflets, de bonnets d’âne pour de pareils faquins ! »

Lévy m’a dégoûté des éditeurs comme une certaine femme peut écarter de toutes les autres. Jusqu’à des temps plus prospères je reste sous ma tente, et je continue à tourner des ronds de serviette (ce qui est une comparaison moins noble et plus juste) sans aucun espoir ultérieur. Je voudrais n’aller visiter les sombres bords qu’après avoir vomi le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire pas avant d’avoir écrit le livre que je prépare. Il exige des lectures effrayantes, et l’exécution me donne le vertige quand je me penche sur le plan. Mais cela pourra être drôle. Présentement, je m’aventure sur les plates-bandes de M. Roger, car j’étudie le jardinage et l’agriculture, théoriquement, bien entendu.

En fait de nouvelles, je n’en sais aucune. J’ai eu pendant six semaines une grippe formidable, attrapée à la première des Érinnyes, où j’ai revu Leconte de Lisle. En le revoyant, j’ai repensé à la rue de Sèvres[1]. Le passé me dévore, c’est un signe de vieillesse.

Ma vie se passe à lire et à prendre des notes. Voilà à peu près tout. Le dimanche je reçois assez régulièrement la visite de Tourgueneff, et dans une quinzaine j’irai en faire une à Mme Sand qui est une excellente femme, mais trop angélique, trop bénisseuse. À force d’être pour la Grâce on oublie la Justice. Remarquez-vous qu’elle est oubliée si bien, cette pauvre Justice, qu’on ne dit même plus son nom ?

À propos de justice, j’ai payé dernièrement au sieur Lévy trois mille francs de ma poche pour Dernières Chansons, et le dit enfant de Jacob vient d’être décoré !

Dieu des Juifs, tu l’emportes !

Vous allez trouver cela bien puéril, mais je me suis désorné de l’étoile. Je ne porte plus la croix d’honneur et j’ai prié un de nos amis communs de m’inviter à dîner avec Jules Simon, afin d’engueuler Son Excellence à ce propos, et c’est ce qui se fera. Je tiens surtout les paroles que je me donne.

Dans votre dernier billet, vous me parlez de Paris avec un certain regret ; pourquoi n’y venez-vous pas plus souvent, puisque vous y reprenez vie ? En cherchant bien, on pourrait peut-être reconstituer une petite société d’émigrés qui serait agréable. Car nous sommes tous des émigrés, les restes d’un autre temps. Je ne dis pas cela pour moi qui suis un vrai fossile, « une pièce de cabinet », comme écrivait mon compatriote Saint-Amant.


  1. Louise Colet habitait rue de Sèvres.