Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1406

Louis Conard (Volume 7p. 71-73).

1406. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, dimanche [5 octobre 1873].

Mon Moscove m’a quitté ce matin, parce qu’il faut qu’il soit ce soir au dîner des Viardot où il doit y avoir (mystère) un fiancé !

Tu l’as tout à fait séduit, mon loulou ! car à plusieurs reprises il m’a parlé de « mon adorable nièce », de « ma charmante nièce », « ravissante femme », etc., etc. Enfin le Moscove t’adore ! ce qui me fait bien plaisir, car c’est un homme exquis. Tu ne t’imagines pas ce qu’il sait ! Il m’a répété, par cœur, des morceaux des tragédies de Voltaire, et de Luce de Lancival ! Il connaît, je crois, toutes les littératures jusque dans leurs bas-fonds ! Et si modeste avec tout cela ! si bonhomme, si vache ! Depuis que je lui ai écrit qu’il était une « poire molle », on ne l’appelle plus que « Poire molle » chez les Viardot ! Nouvel exemple de mon génie, pour inventer des surnoms. Je l’ai mené vendredi à Jumièges ! Mais tout le reste du temps, nous n’avons pas arrêté de parler, et franchement j’en ai la poitrine défoncée ! Ah ! voilà trois journées ⦚⦚tistiques[1] !

Je lui ai lu le Sexe faible, la Féerie et le premier acte du Candidat, avec le scénario d’icelui. C’est le Candidat qu’il aime le mieux ; il ne doute pas du succès du Sexe faible. Quant à la Féerie, il m’a fait une critique pratique que je mettrai à profit. Le Pot-au-feu lui a fait pousser des rugissements d’enthousiasme ! Il prétend que ça écrase tout le reste. Mais il croit que le Candidat sera une forte pièce ! Ce jugement m’encourage beaucoup, et dès demain je m’y remets.

J’irai donc à Neuville vers la fin de l’autre semaine, c’est-à-dire dans une petite quinzaine. J’espère de là aller à Paris, pour l’Oncle Sam. Jusqu’à présent, aucune nouvelle de Carvalho ! La mère Sand m’a répondu pour me remercier de la biographie de Cruchard qui l’a fort divertie.

Ce matin, j’ai eu la visite inattendue de Guy de Maupassant avec Louis Le Poittevin[2]. J’ai été jeudi à l’Hôtel-Dieu, mais Achille n’y sera de retour que le 10. Donc, il me faudra y aller dans une huitaine. Cette pauvre Julie me fait pitié, tant elle a peur de l’opération et de l’hôpital[3]. Te voilà donc en pleine campagne, mon pauvre Caro, au milieu des bons paysans, dans tes terres. Vas-tu y répandre des bienfaits ! moraliser les classes pauvres ! instruire les enfants ! etc., etc. ; enfin être assez châtelaine et ange du hameau !

« Mme Commanville ou la Madone de Pissy, romance ! Paroles de M. Amédée Achard, musique de M. Madoulé, vignette de M. Melotte. Se vend au profit des pauvres. »

Je ne me figure pas, du tout, quelles peuvent être tes occupations dans ton manoir. As-tu au moins emporté ta boîte à couleurs pour te livrer à des études ⦚⦚tistiques ? Par ce temps d’automne les feuilles sont bien jolies à peindre. Il est vrai que Pissy manque de sites. N’importe, tu trouveras peut-être quelque recoin convenable.

Le Moscove a contemplé tes panneaux et trouve que tu as le sentiment de la couleur.

Adieu, ma pauvre chère fille.

Deux bons gros baisers de

Nounou.


  1. Dessin qui, dans les lettres de Flaubert, signifie « artiste » ou « artistique ». Il imitait ainsi le geste en zigzag qu’un peintre de Rouen, nommé Melotte, faisait avec le pouce quand il parlait de son art.
  2. Louis Le Poittevin, artiste peintre, cousin de Maupassant, fils d’Alfred Le Poittevin.
  3. Elle était atteinte de la cataracte.