Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1377

Louis Conard (Volume 7p. 28-29).

1377. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, mercredi [18 Juin 1873].

Il me semble que c’est moi qui vous dois une lettre, chère Madame. Nous n’en sommes pas, Dieu merci, à y regarder de si près, n’est-ce pas ? N’importe ! je crois n’avoir pas répondu à votre dernière et il m’ennuie de ne pas entendre parler de vous. C’est vous dire que j’espère très prochainement recevoir une épître démesurée.

Depuis mon retour, j’ai travaillé d’une façon tellement gigantesque que j’ai écrit la valeur d’à peu près trois actes, et le Sexe faible est complètement terminé. J’attends Carvalho pour lui en faire la lecture dans quatre ou cinq jours. Si ses prévisions se réalisaient, ce serait drôle. Entre nous, je n’attache pas une grande importance à cette œuvre. Je la juge « convenable », mais rien de plus, et je ne souhaite son succès que pour deux raisons : 1o  gagner quelques mille francs ; 2o  contrarier plusieurs imbéciles.

Ce qui serait gentil (si la chose doit réussir) ce serait que vous fussiez-là, à la première. Depuis que j’en ai fini avec les exercices théâtraux, j’ai recalé la fin de Saint Antoine et je me suis remis à mes immenses lectures pour mon roman. Je lis maintenant l’esthétique du sieur Lévesque, professeur au Collège de France. Quel crétin ! Brave homme du reste, et plein des meilleures intentions. Mais qu’ils sont drôles, les universitaires, du moment qu’ils se mêlent de l’Art !

Je viens d’expédier immédiatement l’Antechrist de Renan. Lisez cela ; c’est un beau livre, à part quelques taches de style ; mais il ne faut pas être pédant.

Pour le Saint Antoine je n’y ferai plus rien du tout. J’en ai assez, et il est temps que je ne m’en mêle plus, car je gâterais l’ensemble. La perfection n’est pas de ce monde. Résignons-nous.

J’ai été à Rouen pour voir le général, sans le rencontrer. Je le suppose fort occupé par la politique qui, Dieu merci, ne m’occupe plus. Mon sac aux colères est-il vide ? Je ne le crois pas, cependant. Mais je sens, comme la France elle-même, le besoin d’être tranquille et de m’occuper de « mes affaires ».

C’est pour ne pas les négliger et par le désir vertueux de ne pas perdre une journée que je me suis privé aujourd’hui d’une grande distraction. Il s’agissait d’aller voir aux assises le vicaire d’Harfleur, lequel est prévenu d’attentat aux mœurs sur des néophytes. Il y a des détails drôles et ça se plaide à huis clos. Mais j’ai tant de pitié pour les pauvres diables que je ne veux pas infliger à celui-là la vue d’un spectateur désintéressé. Les gens qui vont aux exécutions capitales participent à l’action du bourreau. Et puis, s’il fallait se déranger pour tout ce qu’il y a d’intéressant à voir, on ne resterait pas assis une minute dans une existence d’un siècle.

Fait-il à Villenauxe un aussi exécrable été qu’à Croisset ? J’ai supprimé le feu depuis trois jours seulement.