Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1371

Louis Conard (Volume 7p. 18-20).

1371. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, samedi soir [24 mai 1873].

Ah ! bien oui, payer les impositions ! Il me reste encore près de 500 francs, mais j’ai peur que je n’aie pas de trop pour solder mes factures de Rouen, et de me trouver comme la cigale,

… fort dépourvue
Quand note sera venue.

Quoi qu’il en soit, qu’Ernest m’envoie ou ne m’envoie pas d’argent, les 200 francs d’impositions seront payés avant la fin de la semaine.

Les 1.000 francs de la Bovary (promis par Lemerre) auront passé aux embellissements de Croisset, mais pas au delà. Au moins, il me restera quelque chose de mes œuvres, et ce quelque chose sera employé à la maison de notre pauvre vieille !

Vraiment, ce n’était pas du luxe ! plus de rideaux de vitrage, plus de draps, plus de serviettes, etc. ; un délabrement qui serrait le cœur !

Du reste la fortune semble me sourire, car aujourd’hui même je viens de recevoir un cadeau splendide : ce sont deux monstres chinois en porcelaine, donnés par Laporte ! en souvenir, m’écrit-il, de notre pauvre Duplan, parce que je les ai, l’année dernière, remarqués chez lui à Couronne, et qu’ils feront très bien aux deux coins de mon escalier. En effet, quand j’aurai pour eux d’autres piédestaux que les petites armoires… Mais en voilà assez pour cette année ! La grande salle à manger restera même avec son vieux tapis de toile écrue. Une toile cirée partout eût été trop cher.

Ton vieux Cruchard, ta vieille Nounou, est perdu dans l’art dramatique. Hier, j’ai travaillé dix-huit heures (depuis 6 heures et demie du matin jusqu’à minuit ! c’est comme ça) et je n’ai fait aucun somme dans la journée ! Jeudi j’avais travaillé quatorze heures. Monsieur a le bourrichon très monté ! Je crois, du reste, qu’une pièce de théâtre (une fois que le plan est bien arrêté) doit s’écrire avec une sorte de fièvre. Ça presse davantage le mouvement ; on corrige ensuite. Si je continue de ce train-là, j’aurai fini vers le milieu de juillet !

Personne ne vient me voir. Aucune visite. Je suis comme un petit père tranquille.

Et je suis fier, Madame, que ma description de la forêt de Fontainebleau[1] vous ait semblé bien troussée. J’avoue que je ne la trouve pas mal.

Si vous alliez en Angleterre, tu ferais bien de m’envoyer quelques jours d’avance Marguerite ; elle se rendrait chez « l’oncle de Madame » avec vos bagages, dans lesquels je brûle de voir les quatre tableaux[2]. Ne ferais-tu pas bien de les faire, à Paris, coller sur des panneaux ? Ce serait plus solide et meilleur contre l’humidité.

Que penses-tu du buste[3] ? Tu ne l’as pas vu peut-être ? Il est sans doute maintenant à la cuisson ? Adieu, pauvre fille que j’aime. Deux bons baisers sur chacune de tes joues.

Vieux.

  1. Dans l’Éducation sentimentale.
  2. Quatre dessus de porte dessinés par Mme Commanville pour la salle à manger de Croisset.
  3. Buste de Mme Flaubert, par Guilbert.