Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1326

Louis Conard (Volume 6p. 414-415).

1326. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris]. Samedi soir [14 septembre 1872].
Mon pauvre Loulou,

[…] Quand penses-tu avoir Flavie ? Combien de temps Mme Heuzey restera-t-elle à Neuville ? Avant que tu ne viennes à Croisset (car je compte sur une petite visite d’une dizaine de jours au mois d’octobre), je pourrais bien aller passer un dimanche chez toi. J’imagine qu’aujourd’hui tu as été à Croisset. Mlle Julie a dû être bien contente !

Ce matin on a fini de copier Saint Antoine. La tête des copistes était inimaginable d’ahurissement et de fatigue. Ils m’ont déclaré qu’ils en étaient malades et « que c’était trop fort pour eux ».

À propos de littérature, je suis en train de me fâcher, je crois, avec mon ami *** : il a écrit un roman inimaginable comme obscénité et bêtise, et comme je me suis permis de lui dire en marge du manuscrit mon opinion, il m’a écrit que j’étais un imbécile. Naturellement je lui ai répondu de la même encre. Ledit *** arrive à me dégoûter profondément. Je ne suis pas bégueule, mais je trouve que l’on doit avant tout respecter l’art. Et quand je ne vois dans un livre que l’envie de faire du scandale, je m’indigne. Tu ne peux avoir une idée de la chose. C’est à en vomir ! Et la forme est pitoyable. J’ai peur que mon ami ne soit une franche canaille. Je ne te cache pas que cette petite histoire m’a attristé. Les bons sont partis.

Ce matin, je suis retourné chez Carrier-Belleuse pour le médaillon qui doit être sur le tombeau de Bouilhet. Au lieu de m’en faire faire un plâtre, ce sculpteur m’a proposé une terre cuite. Je l’aurai dans une quinzaine de jours. Dès que je serai revenu à Croisset, Laporte m’amènera mon chien pour lequel j’ai un collier superbe.

Un de ces soirs, j’aurai rendez-vous avec Carvalho pour lui lire le Sexe faible.

Qu’ai-je encore à te dire ? Ah ! j’oubliais le plus utile. C’est de prier Ernest de m’envoyer pour mercredi ou jeudi la somme de 1000 francs. Après quoi je le laisserai tranquille pour quelque temps.

Je suppose que les affaires ne vont pas mal, puisqu’il était si en train et si facétieux avec ses hôtes.

Je récolte çà et là des indications pour Bouvard et Pécuchet ; mais quel travail !

Adieu, pauvre chérie ! Comme il y a longtemps que je ne t’ai vue !

Ta vieille Nounou.

Penses-tu à « Brutuss », au parc, à cette bonne Marie, etc., et à mes excès de rébarbaratisme ?

Sérieusement, je crois que Luchon m’a fait du bien à la santé ! Et toi, pauvre loulou ? Parle-moi de ta chère personne.