Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1275

Louis Conard (Volume 6p. 355-357).

1275. À GEORGE SAND.
[Début de mars 1872.]
Chère Maître,

J’ai reçu les dessins fantastiques[1] qui m’ont diverti. Peut-être y a-t-il un symbole profond caché dans le dessin de Maurice ? Mais je ne l’ai pas découvert… Rêverie !

Il y a deux très jolis monstres : 1o  un fœtus en forme de ballon et à quatre pattes ; 2o  une tête de mort emmanchée à un ver intestinal.

Nous n’avons pas encore découvert une dame de compagnie. Cela me paraît difficile. Il nous faudrait une personne pouvant faire la lecture et qui fût très douce ; on la chargerait aussi de tenir un peu le ménage. Cette dame n’aurait pas de grands soins corporels à lui donner, puisque me mère garderait sa femme de chambre.

Il nous faudrait quelqu’un d’aimable, avent tout, et de parfaitement probe. Les principes religieux ne sont pas réclamés. Le reste est laissé à votre perspicacité, chère maître. Voilà tout.

Je suis inquiet de Théo. Je trouve qu’il vieillit étrangement. Il doit être très malade, d’une maladie de cœur, sans doute. Encore un qui s’apprête à me quitter.

Non ! la littérature n’est pas ce que j’aime le plus au monde, je me suis mal expliqué (dans ma dernière lettre). Je vous parlais de distractions et de rien de plus. Je ne suis pas si cuistre que de préférer des phrases à des êtres. Plus je vais, plus ma sensibilité s’exaspère. Mais le dessous est solide et la machine continue. Et puis, après la guerre de Prusse, il n’y a plus de grand embêtement possible.

Et la Critique de la raison pure du nommé Kant traduit par Barni est une lecture plus lourde que la Vie parisienne de Marcellin. N’importe ! j’arriverai à la comprendre !

J’ai à peu près fini l’esquisse de la dernière partie de Saint Antoine. J’ai hâte de me mettre à l’écrire. Voilà trop longtemps que je n’ai écrit. Il m’ennuie du style.

Et de vous, encore plus, chère bon maître. Donnez-moi, tout de suite, des nouvelles de Maurice et dites-moi si vous pensez quels dame de votre connaissance puisse nous convenir.

Et là-dessus je vous embrasse tous à pleins bras.

Votre vieux troubadour toujours agité, toujours HHHindigné comme saint Polycarpe !


  1. Voir ces croquis dans la Tentation de Saint Antoine, p. 678, (Conard éd.).