Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1211

Louis Conard (Volume 6p. 288-290).

1211. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, [vendredi, 6 octobre, 1871].

Il faut que je m’en aille à Paris, la semaine prochaine, pour les affaires de mon pauvre Bouilhet, afin d’en finir avec Aïssé, et je passerai au boulevard Beaumarchais, voir si par hasard… mais non ! Je ne trouverai personne ! Pourquoi ? êtes-vous condamnée à Villenauxe à perpétuité ? « Paris n’est-il pas assez à plaindre, belle dame ? », comme dirait M. Prud’homme.

Il me semble que vous êtes bien seule là-bas et que vous devez vous y ennuyer mortellement. Le général m’a dit que vous gardiez votre « excellent moral ». Est-ce vrai ? Il est charmant, votre brave frère ! Il est venu me faire une longue visite, où il a beaucoup et très bien parlé. Je crois que la sympathie est réciproque.

Comme je vous plains ! J’ai peur que vous ne suiviez un très mauvais régime. Pardonnez-moi cette outrecuidance, mais j’ai, à mes dépens, acquis beaucoup d’expérience en fait de névroses. Tous les traitements qu’on leur applique ne font qu’exaspérer le mal. Je n’ai pas encore rencontré, en ces matières, un médecin intelligent. Non ! pas un ; c’est consolant ! Il faut s’observer soi-même scientifiquement et expérimenter ce qui convient.

Ma vie n’est pas douloureuse comme la vôtre, mais n’est pas non plus précisément folichonne. Ma seule distraction consiste à promener, ou plutôt à traîner ma mère dans le jardin. La guerre l’a vieillie de cent ans en dix mois. C’est bien triste d’assister à la décadence de ceux qu’on aime, de voir leurs forces s’en aller, leur intelligence disparaître.

Pour oublier tout, je me suis jeté en furieux dans Saint Antoine et je suis arrivé à jouir d’une exaltation effrayante. Voilà un mois que mes plus longues nuits ne dépassent pas cinq heures. Jamais je n’ai eu « le bourrichon » plus monté. C’est la réaction de l’aplatissement où m’avait réduit la Défense nationale. Et à ce propos, je trouve qu’on est fort injuste envers la présente assemblée. Ce qui se passe est ce qui me convient. Voilà la première fois qu’on voit un gouvernement sans métaphysique, sans programme, sans drapeau, sans principes, c’est-à-dire sans blague. Le provisoire est précisément ce qui me rassure. Tant de crimes ont été commis par l’idéal en politique qu’il faut s’en tenir pour longtemps à « la gérance des biens ».

J’ai échangé avec Mme Sand des épîtres politiques. Les siennes paraissent dans le Temps. Le congrès de Lausanne[1] vous réjouit-il ? Auriez-vous souhaité ouïr André Léo ? Ah ! pauvre, pauvre humanité !


  1. Congrès de la ligue de la Paix et de la Liberté. Ligue pacifique fondée en 1867 par Barné, Sagg, etc. ; Quinet et Michelet en firent partie. Le Congrès s’ouvrit à Lausanne en septembre 1871 ; les partis socialistes et révolutionnaires de toutes les nationalités y furent représentés. Les démocrates allemands envoyèrent leur salut aux camarades Français « délivrés de l’homme du 2 décembre », et une dame André Léo fit une longue apologie de la Commune.