Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1210

Louis Conard (Volume 6p. 286-288).

1210. À GEORGE SAND.
[Croisset, 4 ou 5 octobre 1871].
Chère Maître,

J’ai reçu votre feuilleton hier et j’y répondrais longuement si je n’étais au milieu des préparatifs de mon départ pour Paris. Je vais tâcher d’en finir avec Aïssé.

Le milieu de votre lettre m’a fait verser un pleur, sans me convertir, bien entendu. J’ai été ému, voilà tout, mais non persuadé.

Je cherche chez vous un mot que je ne trouve nulle part : justice, et tout notre mal vient d’oublier absolument cette première notion de la morale. La grâce, l’humanitarisme, le sentiment, l’idéal, nous ont joué d’assez vilains tours pour qu’on essaye du Droit et de la Science.

Si la France ne passe pas, d’ici à peu de temps, à l’état critique, je la crois irrévocablement perdue. L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Renan a dit cela supérieurement dans la Préface de ses « Questions contemporaines ». Ce qu’il nous faut avant tout, c’est une aristocratie naturelle, c’est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête, et le suffrage universel, tel qu’il existe, est plus stupide que le droit divin. Vous en verrez de belles, si on le laisse vivre. La masse, le nombre, est toujours idiot. Je n’ai pas beaucoup de convictions, mais j’ai celle-là fortement. Cependant il faut respecter la masse, si inepte qu’elle soit, parce qu’elle contient des germes d’une fécondité incalculable. Donnez-lui la liberté, mais non le pouvoir.

Je ne crois pas plus que vous aux distinctions des classes. Les castes sont de l’archéologie. Mais je crois que les pauvres haïssent les riches et que les riches ont peur des pauvres. Cela sera éternellement. Prêcher l’amour aux uns comme aux autres est inutile. Le plus pressé est d’instruire les riches, qui, en somme, sont les plus forts. Éclairez le bourgeois, d’abord, car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions.

Les trois degrés de l’instruction ont donné leurs preuves depuis un an : 1o l’instruction supérieure a fait vaincre la Prusse ; 2o l’instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 Septembre ; 3o l’instruction primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l’instruction publique était le grand Vallès, qui se vantait de mépriser Homère.

Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté : les choses changeraient.

Cependant je ne suis pas découragé comme vous, et le gouvernement actuel me plaît, parce qu’il n’a aucun principe, aucune métaphysique, aucune blague. Je m’exprime très mal. Vous méritez pourtant une autre réponse, mais je suis fort pressé.

J’apprends aujourd’hui que la masse des Parisiens regrette Badinguet. Un plébiscite se prononcerait pour lui, je n’en doute pas, tant le suffrage universel est une belle chose.