Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1195

Louis Conard (Volume 6p. 265-266).

1195. À GEORGE SAND.
[Paris] 25 juillet 1871.

Je trouve Paris un peu moins affolé qu’au mois de juin, à la surface du moins. On commence à haïr la Prusse d’une façon naturelle, c’est-à-dire qu’on rentre dans la tradition française. On ne fait plus de phrases à la louange de ses civilisations. Quant à la Commune, on s’attend à la voir renaître plus tard, et les « gens d’ordre » ne font absolument rien pour en empêcher le retour. À des maux nouveaux on applique de vieux remèdes, qui n’ont jamais guéri (ou prévenu) le moindre mal. Le rétablissement du cautionnement me paraît gigantesque d’ineptie. Un de mes amis a fait là-contre un bon discours ; c’est le filleul de votre ami Michel de Bourges, Bardoux, maire de Clermont-Ferrand.

Je crois, comme vous, que la République bourgeoise peut s’établir. Son manque d’élévation est peut-être une garantie de solidité. C’est la première fois que nous vivons sous un gouvernement qui n’a pas de principe. L’ère du positivisme en politique va commencer.

L’immense dégoût que me donnent mes contemporains me rejette sur le passé, et je travaille mon bon Saint Antoine de toutes mes forces. Je suis venu à Paris uniquement pour lui, car il m’est impossible de me procurer à Rouen les livres dont j’ai besoin actuellement ; je suis perdu dans les religions de la Perse. Je tâche de me faire une idée nette du Dieu Hom, ce qui n’est pas facile. J’ai passé tout le mois de juin à étudier le bouddhisme, sur lequel j’avais déjà beaucoup de notes. Mais j’ai voulu épuiser la matière autant que possible. Comme j’ai envie de vous lire ce bouquin-là (le mien !)

Je ne vais pas à Nohant, parce que je n’ose plus maintenant m’éloigner de ma mère. Sa compagnie m’afflige et m’énerve ; ma nièce Caroline se relaye avec moi pour soutenir ce cher et pénible fardeau.

Dans une quinzaine, je serai revenu à Croisset. Du 15 au 20 août, j’y attends le bon Tourgueneff. Vous seriez bien gentille de lui succéder, chère maître. Je dis succéder, car nous n’avons qu’une chambre de propre depuis le séjour des Prussiens. Voyons, un bon mouvement. Venez au mois de septembre.

Avez-vous des nouvelles de l’Odéon ? Il m’est impossible d’obtenir du sieur de Chilly une réponse quelconque. J’ai été chez lui plusieurs fois et je lui ai écrit trois lettres : pas un mot. Ces gaillards-là vous ont des façons de grands seigneurs qui sont charmantes. Je ne sais pas s’il est encore directeur, ou si la direction est donnée à la société Berton, Laurent, Bernard.

Berton m’a écrit pour le (et les) recommander à d’Osmoy, député et président de la commission dramatique, mais depuis lors je n’entends plus parler de rien.