Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1174

Louis Conard (Volume 6p. 232-235).

1174. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mercredi soir [3 mai 1871].

Je n’ai reçu que deux lettres depuis que nous nous sommes vus. L’une, il y a huit jours, à la date du 22 avril et l’autre, dimanche dernier, datée du 28. Je suis maintenant sûr qu’on en a intercepté de part et d’autre, à moins qu’elles n’aient été tout simplement perdues par la poste. Même histoire est arrivée à Mme Dubois de L’Estang, à ce que m’a dit sa mère, car elle, je ne l’ai pas vue ; j’ai fait à Rouen un voyage inutile.

Puisque le gouvernement (ou la Commune, je n’en sais rien) a fourré son nez dans mes épîtres, je ne vois pas pourquoi je me gênerais ; donc je vais reprendre mes habitudes et vous appeler comme autrefois par votre vrai nom, car pour moi vous êtes toujours une Altesse, et mieux que cela : « notre Princesse » comme disait Sainte-Beuve. C’est une appellation qui, parmi ceux que je connais, n’appartient qu’à vous. Elle est unique, comme le sentiment que je vous porte.

Je vous sens très triste, et je voudrais vous être bon à quelque chose. Le souvenir des heures que je passais près de vous, à Saint-Gratien et dans la rue de Courcelles, me tient au cœur d’une façon forte et charmante. Je revois tous ces endroits où vous alliez, veniez, en répandant autour de vous comme de la lumière et de la bonté.

Dans ce moment-ci, j’ai une envie folle de vous baiser les mains.

Ah ! je comprends bien tout ce que vous me dites ! et je crois que personne ne le comprend mieux. Moi aussi, pendant huit mois, j’ai étouffé de honte, de rage et de chagrin, j’ai passé des nuits à pleurer comme un enfant. Je n’ai pas été loin de me tuer. J’ai senti la folie qui me prenait, et j’ai eu les premiers symptômes, les premières atteintes d’un cancer. Mais à force d’avoir fait bouillir mon fiel, je crois qu’il s’est purifié, et je vous avoue que maintenant je suis devenu, pour les malheurs publics, à peu près insensible. Quant aux malheurs particuliers, aux malheurs de ceux que j’aime, c’est le contraire : ma sensibilité est exaspérée et l’idée de votre chagrin me désole. Le calus s’est fait par-dessus la plaie. Bonsoir !

Après l’invasion de la Prusse, j’ai tiré le drap mortuaire sur la face de la France. Qu’elle roule désormais dans la boue et le sang ! Peu importe, elle est finie.

Quoi qu’il advienne, le Gouvernement ne siégera plus à Paris[1]. Dès lors Paris ne sera plus la capitale et le Paris que nous aimions deviendra de l’histoire. Nous n’y trouverons jamais tout ce qui rendait la vie si douce. Je dis nous, car vous y reviendrez (on vous y fera revenir, dès qu’il y aura un gouvernement assis, régulier). Mais peut-être regretterez-vous votre temps d’exil, tant vous y trouverez de ruines et de changements !

Puisque vous me demandez des détails sur la vie que je mène, en voici. Je suis tout seul à Croisset avec ma mère qui ne peut plus marcher, et qui s’affaiblit effroyablement ! J’ai pour distraction unique de voir, de temps à autre, passer sous mes fenêtres Messieurs les Prussiens faisant une promenade militaire, et comme occupation mon Saint Antoine, auquel je travaille sans désemparer. Cette œuvre extravagante m’empêche de songer aux horreurs de Paris. Quand nous trouvons le monde trop mauvais, il faut se réfugier dans un autre. Le vieux mot « à la consolation des lettres » n’est pas un poncif ! À propos de lettres, que dites-vous de ce malheureux Troubat, qui est devenu le secrétaire, devinez de qui ? de Félix Pyat ! Après l’avoir été de Sainte-Beuve, quelle distance ! Comme c’est drôle, ces natures qui ont toujours besoin de s’accrocher à une autre, ces gens qui ne peuvent vivre qu’à l’état de séïde !

Mme Sand m’a écrit une lettre désespérée. Elle s’aperçoit que sa vieille idole était creuse, et sa foi républicaine me paraît complètement éteinte ! C’est un malheur qui ne m’arrivera pas.

Allons ! Adieu, bon courage ! Le sort a des retours ! Quand vous ne saurez que faire, écrivez-moi. Je pense à vous presque constamment ; je suis plus que jamais, Princesse, votre fidèle.


  1. Le 11 mars 1871 l’Assemblée Nationale décida de se réunir à Versailles, qui serait désormais le lieu de sa résidence.