Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1170

Louis Conard (Volume 6p. 224-226).

1170. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, jeudi [27 avril ? 1871].

Je ne vous ai pas écrit parce que je vous croyais enfermée dans Paris, où vous n’étiez pas une de mes moindres inquiétudes ; et je ne savais comment vous faire parvenir ma lettre.

C’est joli, ça va bien ! N’importe ! j’y vois clair, et je ne suis plus dans l’horrible état où j’ai râlé pendant six mois. Comment n’en suis-je pas devenu fou ? Contrairement à l’avis général, je ne trouve rien de pire que l’invasion prussienne. L’anéantissement complet de Paris par la Commune me ferait moins de peine que l’incendie d’un seul village par ces messieurs, qui « sont charmants », etc., etc. Ah ! les docteurs ès lettres se livrant à un pareil métier et obéissant à une pareille discipline, voilà qui est nouveau et impardonnable ! C’est pour cela qu’il ne faut pas tant comparer les horreurs de cette invasion à celles qu’ont pu commettre les soldats de Napoléon Ier. À propos de ce vieux, je crains que la destruction de sa colonne[1] éparpille dans l’air la graine d’un troisième empire, qui plus tard s’épanouira. Un fils de Plonplon fera dans une vingtaine d’années la restauration de la branche cadette. Quant au socialisme, il a raté une occasion unique et le voilà mort pour longtemps. Le mysticisme l’a perdu. Car tout ce qui se fait à Paris est renouvelé du moyen âge. La Commune, c’est la Ligue ! Pour échapper à tout cela, je me plonge en désespéré dans Saint Antoine et je travaille avec suite et vigueur. Si rien ne m’entrave, j’aurai fini ce livre avant un an.

Comment n’être pas malade ? Ce que vous me dites de votre santé ne m’étonne pas. Pauvres nerfs ! pauvres nerfs ! Mais souffrez-vous beaucoup ? Si vous le pouvez, écrivez-moi de longues lettres. Quant à aller à Bourbonne, essayez-en.

Allons, adieu. Quand nous reverrons-nous ? J’irai à Paris-Dahomey dès qu’on pourra y entrer.


  1. La colonne Vendôme.