Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1146

Louis Conard (Volume 6p. 195-196).

1146. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Rouen] Lundi soir [janvier 1871].
Mon pauvre Loulou,

L’arrivée de ton mari, avant-hier soir, nous a fait grand plaisir. Quel homme ! Je ne peux pas te dire l’admiration qu’il m’inspire, tant je le trouve fort et courageux ; il est tout l’inverse de moi, car personne plus que ton oncle n’est désespéré. Mon état moral, dont rien ne peut me tirer, commence à m’inquiéter sérieusement. Je me considère comme un homme perdu (et je ne me trompe pas). Chaque jour je sens s’affaiblir mon intelligence et se dessécher mon cœur. Oui, je deviens méchant à force d’abrutissement. C’est comme si toutes les bottes prussiennes m’avaient piétiné sur la cervelle. Je ne suis plus que l’enveloppe de ce que j’ai été jadis. Que veux-tu que je dise de plus ? J’afflige ta pauvre grand’mère, qui de son côté me fait bien souffrir ! Ah ! Nous faisons un joli duo !

Ton mari nous a proposé de nous emmener à Dieppe ; mais : 1o  ta grand’mère n’y aurait aucune compagnie (et ici elle reçoit des visites tous les jours) ; 2o  elle serait inquiète de ton oncle Achille ; 3o  le voyage se ferait dans des conditions bien inconfortables. De plus, je ne veux pas m’absenter trop loin de mon pauvre domestique qui reste seul à Croisset, à se débattre au milieu des Prussiens. En quel état retrouverai-je mon pauvre cabinet, mes livres, mes notes, mes manuscrits ? Je n’ai pu mettre à l’abri que mes papiers relatifs à Saint Antoine. Émile a pourtant la clef de mon cabinet, mais ils la demandent et y entrent souvent pour prendre des livres qui traînent dans leurs chambres.

Nous touchons au commencement de la fin ! Au reste, tu sais mieux les nouvelles que nous. Elles sont déplorables. Le pauvre Paris ne pourra pas résister longtemps à l’effroyable bombardement qu’il subit ! Et puis après ? Comment faire la paix ? Avec qui ? Le dénouement me paraît fort obscur. Quelle dérision du droit, de la justice, de l’humanité, de toute morale ! Quel recul ! Il me semble que la fin du monde arrive. Les gens qui me parlent d’espoir, d’avenir et de Providence m’irritent profondément. Pauvre France, qui se sera payée de mots jusqu’au bout !

Adieu, ma chère Caro ! Quand te reverrai-je ? Je t’embrasse bien tendrement.

Ton vieil oncle épuisé.