Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1145

Louis Conard (Volume 6p. 193-194).

1145. À SA NIÈCE CAROLINE.
Rouen, samedi [24 décembre 1870].

Nous recevons bien rarement de tes nouvelles, mon pauvre Caro ! Ta dernière lettre était celle du 15. Il me semble que tu pourrais nous envoyer une lettre par Dieppe, sous le couvert de ton mari. Il nous dit qu’il reçoit régulièrement les tiennes !

Ta pauvre grand’mère est de plus en plus mal, moralement parlant. Il y a des jours où elle ne parle plus du tout (tant elle souffre de la tête, dit-elle). Elle se plaint de ce qu’on ne vient pas la voir, et quand elle a des visites, elle ne dit mot ! Si la guerre dure encore longtemps (ce qui se peut) et que ton absence se prolonge, qu’en adviendra-t-il ? Ah ! quelle fatale idée tu as eue de t’en aller ! Nous n’aurions pas (elle et moi) souffert le quart de ce que nous souffrons si tu fusses restée. Je te répète toujours la même chose, parce que je n’ai que cela à te dire. Ton oncle Achille Flaubert va devenir malade, par le chagrin et les tracas que lui cause le Conseil municipal ! L’arrivée des troupes du prince de Mecklembourg a été pour nous comme une seconde invasion. Leurs exigences sont insensées et ils font des menaces. Je crois, cependant, qu’ils s’adouciront et qu’on s’en tirera encore. J’ai été ce matin à Croisset, ce qui est dur ! 200 nouveaux soldats y sont arrivés hier. Mais M. Poutrel m’a affirmé que (d’ici à quelque temps du moins) ils resteraient à Dieppedalle. Aurons-nous cette chance-là ? Mon pauvre Émile n’en peut plus ! Sais-tu qu’ils ont brûlé en quarante-cinq jours pour 420 francs de bois ! Tu peux juger du reste.

Avant-hier nous en avons eu deux à loger ici. Mais ils ne sont pas restés.

Nous ne recevons plus aucun journal et nous ne savons rien. On dit les nouvelles de Paris déplorables. Mais avant que le pauvre Paris ne se rende, il se passera des choses formidables. Et quand il se sera rendu, tout ne sera pas fini. Je n’ai plus maintenant qu’une envie, c’est de mourir pour en finir avec un supplice pareil.

Le froid a repris. La neige ne fond pas. J’entends traîner des sabres sur le trottoir et je viens de faire des comptes avec la cuisinière ! Car c’est moi qui m’occupe du ménage, jusqu’à desservir la table tous les soirs. Je vis dans le chagrin et dans l’abjection ! Quel intérieur ! Quelles journées !

Adieu, pauvre loulou. Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous ?