Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1136

Louis Conard (Volume 6p. 171-173).

1136. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Dimanche [23 octobre 1870].

Avez-vous reçu une lettre de moi qui a dû vous parvenir par voie d’Angleterre ? Je sais par une que j’ai reçue, ce matin, de M. Dubois de l’Estang, que, jusqu’à présent, je peux vous écrire directement.

Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis comme vous, je meurs de chagrin et vous n’êtes pas une des moindres causes de ce chagrin. Quelle tristesse ! quelle misère ! quelles malédictions ! Tout dépend du tempérament et de la sensibilité des gens. Bien d’autres sont plus à plaindre que moi. Mais pas un, j’en suis sûr, ne souffre autant. J’ai le sentiment de la Fin d’un monde. Quoi qu’il advienne, tout ce que j’aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût.

Je suis encore plus écœuré par la bêtise de cette guerre qu’indigné par ses horreurs ; et elles sont nombreuses, cependant, et fortes !

Ici, nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. Quand sera-ce ? Quelle angoisse ! Je suis seul, avec ma mère qui vieillit d’heure en heure au milieu d’une population stupide, et assailli par des bandes de pauvres. Nous en avons jusqu’à 400 (je dis 400) par jour. Ils font des menaces ; on est obligé de fermer les volets en plein jour. C’est joli ! La milice que je commande est tellement indisciplinée que j’ai donné ma démission ce matin. Mais toutes les communes, Dieu merci, ne sont pas comme la mienne ! En somme on nous a tué peu de monde, jusqu’à présent. Que Bazaine se dégage et que Bourbaki le rejoigne, en même temps que l’armée de la Loire marchera sur Paris, et tout n’est pas perdu, car les Parisiens feront une sortie collective qui sera terrible, je n’en doute pas. Nous avons assez d’hommes et nous aurons bientôt une artillerie suffisante ; mais ce qui nous manque, ce sont des chefs, c’est un commandement. Oh ! un homme ! un homme ! un seul ! une bonne cervelle pour nous sauver ! Quant à la province, je la regarde comme perdue. Les Prussiens peuvent s’étendre indéfiniment, mais tant que Paris n’est pas pris, la France vit encore.

Pauvre France, elle qui depuis cent ans s’est battue pour l’Amérique, pour la Grèce, pour la Turquie, pour l’Espagne, pour l’Italie, pour la Belgique, pour tous, et que tous regardent mourir, froidement.

Comme on nous hait ! et comme ils nous envient ces cannibales-là ! Savez-vous qu’ils prennent plaisir à détruire les œuvres d’art, les objets de luxe, quand ils en rencontrent. Leur rêve est d’anéantir Paris, parce que Paris est beau.

Je pense sans cesse à la rue de Courcelles ! Et les dimanches au soir, surtout, je me sens déchiré comme si on me sciait en deux !

Pauvre chère et belle maison, où nous n’irons plus ! Quand reverrai-je celle qui t’emplissait d’une grâce si indicible ! Comme j’avais le cœur content quand je montais ton escalier et que j’allais baiser sa main !

Moi qui voulais vous donner du courage, voilà que je pleure comme une bête ! Je suis devenu très vieux. Pardonnez-moi !

On ne se relève plus d’une calamité comme celle-là. De pareils coups vous ruinent l’intelligence irrémédiablement ! Les malheurs qui m’ont assailli depuis dix-huit mois (c’est-à-dire la perte de mes amis les plus chers) m’ont affaibli le moral et je résiste moins que je n’aurais cru. Je suis, comme ma pauvre patrie, humilié dans mon orgueil.

À quoi passez-vous vos journées ? Les miennes sont interminables ! Il m’est impossible de m’occuper à quoi que ce soit. Je voudrais bien avoir sur vous le plus de détails possibles. Dites à un de vos compagnons de m’en donner. Adieu. Quand nous reverrons-nous ? Dès que je le pourrai, j’irai vous faire une visite, n’en doutez pas. Pensez à moi quelquefois, et croyez que plus que jamais je suis tout à vous.

Que Giraud ou Popelin écrive l’adresse de votre lettre.