Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1137

Louis Conard (Volume 6p. 173-176).

1137. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, lundi, 1 heure, 24 octobre 1870.

Mon pauvre Caro, ton mari t’écrira sans doute qu’il me trouve au plus bas degré de la démoralisation, car il ne vient ici que les dimanches, et le dimanche est pour moi un jour atroce ! Je me rappelle les visites de Bouilhet et les soirées de la rue de Courcelles[1] ; alors je roule dans des océans de mélancolie ! Et puis le tête-à-tête continuel avec ta grand’mère n’est pas gai, et quelquefois je n’en peux plus ! Puis je me remonte, et je retombe. Ainsi de suite, et les jours s’écoulent, Dieu merci !

Les Prussiens ne sont pas encore à Rouen. Ils y viendront certainement, mais je doute qu’ils viennent à Croisset. Voilà bientôt trois semaines qu’ils se tiennent sur les limites du département. Pourquoi n’avancent-ils pas ?

Si Bourbaki rejoint Bazaine et qu’ils arrivent tous les deux sous les murs de Paris en même temps qu’une armée s’y présentera, alors les Parisiens feront une sortie collective et tout peut changer en deux jours. Paris tiendra encore longtemps. La défense y est formidable et l’esprit de la population excellent. Ah ! si la province lui ressemblait, à ce pauvre Paris !

J’ai donné hier ma démission de lieutenant, ainsi que le sous-lieutenant et le capitaine, afin de forcer le maire à établir un conseil de discipline, car nous n’avons aucune autorité sur notre pitoyable milice ! Si je n’ai pas de réponse d’ici à la fin de la semaine, je me regarderai comme complètement libre, et alors je verrai ce que j’aurai à faire.

Quelle pluie ! quel temps ! quelle tristesse ! Mon chagrin ne vient pas tant de la guerre que de ses suites. Nous allons entrer dans une époque de ténèbres. On ne pensera plus qu’à l’art militaire. On sera très pauvre, très pratique et très borné. Les élégances de toute sorte y seront impossibles ! Il faudra se confiner chez soi et ne plus rien voir.

Beaucoup de personnes « ne prennent pas ça » comme moi, et je suis un des plus affectés. Pourquoi ?

La grande bataille que j’attendais la semaine dernière, sur les bords de la Loire, n’a pas eu lieu. C’est un bien pour nous ; les Prussiens semblent maintenant remonter vers le Nord, revenir sur Paris. D’autre part, ils menacent Amiens ; mais Bourbaki va venir de Lille. En finirons-nous avec ce système de petites défenses locales ? Nos armées ne sont pas prêtes. En attendant, Paris résiste et les use. Je ne vois pas ce que les Prussiens y font de bon pour eux. Ils n’ont guère avancé depuis cinq semaines.

Ce matin, les journaux parlent d’une intervention diplomatique. Il paraîtrait (mais je n’y crois guère) que l’Angleterre prendrait l’initiative. Le voyage de Thiers en Russie a-t-il servi à quelque chose ?

Moi, je ne compte que sur Paris et sur Bazaine surtout. Paris pris, il n’est pas sûr que les Prussiens en sortent. La bataille dans les rues peut être formidable.

J’admire ton énergie de pouvoir apprendre l’allemand. Tu fais bien de t’occuper. Moi, je ne le peux plus. J’ai l’oreille tendue aux roulements de tambours. Le soir je vais mieux, mais l’après-midi je m’ennuie démesurément. C’est mon oisiveté forcée qui me ronge. Pour se livrer à des travaux d’imagination, il faut avoir l’imagination libre. C’est la première condition. J’ai reçu ce matin du pauvre Feydeau une seconde lettre. Il est toujours à Boulogne et dans un pitoyable état. Il m’apprend que le père Dumas est tombé en enfance.

Nous avons caché à ta grand’mère la blessure de M. de La Chaussée.

Olympe avec sa famille est arrivée à Nogent sans encombres, au bout de cinq jours de voyage.

En mettant les choses au pire, la guerre ne peut pas durer plus de six semaines encore. Quel poids de moins on aura sur la poitrine quand la paix sera faite ! Et comme je t’embrasserai avec plaisir, ma pauvre Caro ! Adieu, je t’envoie toutes mes tendresses.

Ton vieux bonhomme d’oncle.

  1. Chez la Princesse Mathilde.