Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1126

Louis Conard (Volume 6p. 151-152).

1126. À GEORGE SAND.
[Croisset] Mercredi [milieu de septembre 1870].

Je ne suis plus triste. J’ai repris hier mon Saint Antoine. Tant pis, il faut s’y faire ! Il faut s’habituer à ce qui est l’état naturel de l’homme, c’est-à-dire au mal.

Les Grecs du temps de Périclès faisaient de l’Art sans savoir s’ils auraient de quoi manger le lendemain, Soyons Grecs ! Je vous avouerai, cependant, chère maître, que je me sens plutôt sauvage. Le sang de mes aïeux, les Natchez ou les Hurons, bouillonne dans mes veines de lettré, et j’ai sérieusement, bêtement, animalement envie de me battre.

Expliquez-moi ça ! L’idée de faire la paix maintenant m’exaspère, et j’aimerais mieux qu’on incendiât Paris (comme Moscou) que d’y voir entrer les Prussiens. Mais nous n’en sommes pas là ; je crois que le vent tourne.

J’ai lu quelques lettres de soldats, qui sont des modèles. On n’avale pas un pays où l’on écrit des choses pareilles. La France est une rosse qui a du fond et qui se révélera.

Quoi qu’il advienne, un autre monde va commencer, et je me sens bien vieux pour me plier à des mœurs nouvelles.

Ah ! comme vous me manquez, comme j’ai envie de vous voir !

Nous sommes décidés ici à marcher tous sur Paris si les compatriotes d’Hégel en font le siège. Tâchez de monter le bourrichon à vos Berrichons. Criez-leur : « Venez à moi pour empêcher l’ennemi de boire et de manger dans un pays qui lui est étranger ! »

La guerre (je l’espère) aura porté un grand coup aux « autorités ». L’individu, nié, écrasé par le monde moderne, va-t-il reprendre de l’importance ? Souhaitons-le.