Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1115

Louis Conard (Volume 6p. 137-139).

1115. À GEORGE SAND.
Croisset, mercredi 3 août 1870.

Comment ! chère maître, vous aussi démoralisée, triste ? Que vont devenir les faibles alors ?

Moi, j’ai le cœur serré d’une façon qui m’étonne, et je roule dans une mélancolie sans fond, malgré le travail, malgré le bon Saint Antoine qui devait me distraire. Est-ce la suite de mes chagrins réitérés ? C’est possible. Mais la guerre y est pour beaucoup. Il me semble que nous entrons dans le noir.

Voilà donc l’homme naturel ! Faites des théories maintenant ! Vantez le progrès, les lumières et le bon sens des masses, et la douceur du peuple français. Je vous assure qu’ici on se ferait assommer si on s’avisait de prêcher la paix. Quoi qu’il advienne, nous sommes reculés pour longtemps.

Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance. Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau ! Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée !

Peut-être aussi la Prusse va-t-elle recevoir une forte raclée, qui entrait dans les desseins de la Providence pour rétablir l’équilibre européen ? Ce pays-là tendait à s’hypertrophier, comme la France l’a fait sous Louis XIV et Napoléon. Les autres organes s’en trouvent gênés : De là un trouble universel. Des saignées formidables seraient-elles utiles ?

Ah ! lettrés que nous sommes, l’humanité est loin de notre Idéal ! et notre immense erreur, notre erreur funeste, c’est de la croire pareille à nous et de vouloir la traiter en conséquence.

Le respect, le fétichisme qu’on a pour le suffrage universel, me révolte plus que l’infaillibilité du Pape (lequel vient de rater joliment son effet, par parenthèse). Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée, en somme, par la foule, était au pouvoir des mandarins, nous en serions là ? Si, au lieu d’avoir voulu éclairer les basses classes, on se fût occupé d’instruire les hautes, vous n’auriez pas vu M. de Kératry proposer le pillage du duché de Bade, mesure que le public trouve très juste !

Étudiez-vous Prud’homme par ces temps-ci ? Il est gigantesque. Il admire le Rhin de Musset et demande si Musset a fait autre chose ? Voilà Musset passé poète national et dégotant Béranger ! Quelle immense bouffonnerie que… tout ! Mais une bouffonnerie peu gaie.

La misère s’annonce bien. Tout le monde est dans la gêne, à commencer par moi ! Mais nous étions peut-être trop habitués au confortable et à la tranquillité. Nous nous enfoncions dans la matière. Il faut revenir à la grande tradition, ne plus tenir à la vie, au bonheur, à l’argent, ni à rien ; être ce qu’étaient nos grands-pères, des personnes légères, gazeuses.

Autrefois, on passait son existence à crever de faim. La même perspective pointe à l’horizon. C’est abominable ce que vous me dites sur le pauvre Nohant. La campagne ici a moins souffert que chez vous.