Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1108

Louis Conard (Volume 6p. 127-128).

1108. À EDMOND DE GONCOURT.
Croisset, lundi soir [début de juillet 1870].
Mon cher Edmond,

Je ne peux pas dire que votre lettre m’ait fait plaisir. Mais j’ai été bien aise d’avoir de vos nouvelles. Il m’ennuyait de ne pas entendre parler de vous, car j’y pense souvent et profondément, je vous assure. Quelle année ! Quelle abominable année ! Je ne compare pas mes chagrins ou mon chagrin au vôtre, mais moi aussi j’ai été vigoureusement calotté et j’en demeure étourdi pour longtemps.

J’ai beau me répéter le mot sublime de Goethe : « Par delà les tombes, en avant ! » ça ne me console pas du tout.

Venez donc ici. Nous causerons d’eux. Si rien ne vous retient là-bas, accourez tout de suite. Je vous attends, parce qu’à la fin de ce mois ou au commencement d’août je serai forcé d’aller à Paris puis à Dieppe. Remettre votre visite en septembre, ce serait trop tard. Il me tarde de vous embrasser, mon pauvre cher vieux. Vous retournerez ensuite à Bar-sur-Seine, si le cœur vous en dit.

Vous ne me jugez pas assez sot pour essayer de vous offrir des consolations ? Je vous engage, au contraire, à vous plonger dans votre désespoir de toutes vos forces. Il faut qu’il vous fatigue et qu’il arrive, à force d’obsession, par vous ennuyer. C’est après cette période-là, seulement, que les souvenirs douloureux ont leur charme, à ce qu’on prétend, du moins.

Lisez-vous quelque chose ? En avez-vous le courage ?

Ainsi c’est convenu ? Nous vous verrons bientôt, n’est-ce pas ?

Ma mère me charge de vous dire qu’elle se joint à moi pour vous inviter.

Sur les deux joues, mon cher Edmond, et tout à vous.

J’ignore votre adresse. Répondez-moi.