Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1107

Louis Conard (Volume 6p. 125-127).

1107. À GEORGE SAND.
Samedi soir, 2 juillet 1870.
Chère bon Maître,

La mort de Barbès m’a bien affligé à cause de vous. L’un et l’autre nous avons nos deuils. Quel défilé de morts depuis un an ! J’en suis abruti comme si on m’avait donné des coups de bâton sur la tête. Ce qui me désole (car nous rapportons tout à nous), c’est l’effroyable solitude où je vis. Je n’ai plus personne, je dis personne, avec qui causer.

Qui s’occupe aujourd’hui de faconde et de style ?

À part vous et Tourgueneff, je ne connais pas un mortel avec qui m’épancher sur les choses qui me tiennent le plus au cœur ; et vous habitez loin de moi, tous les deux !

Je continue à travailler cependant. J’ai résolu de me mettre à mon Saint Antoine demain ou après-demain. Mais pour commencer un ouvrage de longue haleine, il faut avoir une certaine allégresse qui me manque. J’espère cependant que ce travail extravagant va m’empoigner. Oh ! comme je voudrais ne plus penser à mon pauvre moi, à ma misérable carcasse ! Elle va très bien la carcasse. Je dors énormément. « Le coffre est bon », comme disent les bourgeois.

J’ai, dans les derniers temps, lu des choses théologiques assommantes, que j’ai entremêlées d’un peu de Plutarque et de Spinoza. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Le pauvre Edmond de Goncourt est en Champagne, chez ses parents. Il m’a promis de venir ici à la fin de ce mois. Je ne crois pas que l’espoir de revoir son frère dans un monde meilleur le console de l’avoir perdu dans celui-ci.

On se paye de mots dans cette question de l’immortalité, car la question est de savoir si le moi persiste. L’affirmative me paraît une outrecuidance de notre orgueil, une protestation de notre faiblesse contre l’ordre éternel. La mort n’a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie.

Quelle année de malédiction ! Il me semble que je suis perdu dans le désert, et je vous assure, chère maître, que je suis brave, pourtant, et que je fais des efforts prodigieux pour être stoïque. Mais la pauvre cervelle est affaiblie par moments. Je n’ai besoin que d’une chose (et celle-là, on ne se la donne pas), c’est d’avoir un enthousiasme quelconque.

Votre avant-dernière était bien triste. Vous aussi, êtes héroïque ; vous vous sentez las ! Que sera-ce donc de nous !

Je viens de relire les Entretiens de Goethe et d’Eckermann. Voilà un homme, ce Goethe ! Mais il avait tout, celui-là, tout pour lui.