Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1102

Louis Conard (Volume 6p. 118-119).

1102. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi, 3 heures [juin 1870].

Si je m’ennuie de toi, mon pauvre loulou ? Je crois bien ! Oui, je m’ennuie, et beaucoup, énormément ! n’ayant, depuis ton départ, personne à qui parler. Il est vrai que je ne deviens pas un monsieur facile. Mes pauvres nerfs ont été mis à de trop rudes épreuves, et ce qu’il me faudrait pour les calmer est hors de ma portée. Si je t’avais près de moi, ma chère Carolo, si je pouvais causer, chaque jour, pendant quelques heures avec ta gentille personne, comme ce serait bon ! Quel dommage que Neuville ne soit pas Croisset !

Aucune nouvelle, sauf la mort de la femme de chambre de Mme Husson, enlevée en trois jours par la variole. Hier, visite de Censier ; voilà tout. C’est peu.

Ta grand’mère va bien ; elle est partie à Rouen faire des courses, en fiacre.

Je suis au milieu de mon travail ; j’en ai encore pour un mois. Outre qu’il m’est pénible sous le côté du cœur, il est difficile en soi : j’ai peur de trop dire, ou pas assez.

Tu fais bien de te livrer au bon Plutarque : la fréquentation de ces bonshommes-là est tout ce qu’il y a de plus sain. Cela tonifie et élève. Moi, je relis les Conversations de Goethe et d’Eckermann, le soir dans mon lit et, comme comique (un comique très froid), toutes les professions de foi de MM.  les candidats démocratiques au conseil d’arrondissement. La platitude de ces idiots vaniteux me charme.

Je voudrais bien avoir ton étude de poissons, et encore plus l’artiste.

À bientôt, pauvre chérie. Malheureusement, notre entrevue ne sera pas longue.

Mes amitiés à Ernest.

Mes respects à Putzel[1].

Je t’embrasse bien fort.

Ton vieil oncle, qui continue à n’être pas gai.


  1. Une petite chienne, rapportée de Prusse.