Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1040

Louis Conard (Volume 6p. 47-48).

1040. À TOURGUENEFF.
Croisset, mardi soir.
Mon cher Confrère,

Vous m’avez écrit une lettre bien aimable et vous êtes trop modeste. Car je viens de lire votre nouveau volume[1]. Je vous y ai retrouvé, et plus intense, plus rare que jamais.

Ce que j’admire par-dessus tout dans votre talent, c’est la distinction — chose suprême. Vous trouvez moyen de faire vrai sans banalité, d’être sentimental sans mièvrerie, et comique sans la moindre bassesse. Sans chercher les coups de théâtre, vous obtenez par le seul fini de la composition des effets tragiques. Vous avez l’air d’être bonhomme et vous êtes très fort. « La peau du renard jointe à celle du lion », comme dit Montaigne.

C’est une belle histoire que celle d’Elena ; j’aime cette figure, et celle de Choubine, et toutes les autres. On se dit en vous lisant : « J’ai passé par là ». Aussi je crois que la page 51 ne sera sentie par personne comme par moi. Quelle psychologie ! Mais il me faudrait bien des lignes pour vous exprimer tout ce que je pense.

Quant à votre Premier amour, je l’ai d’autant mieux compris que c’est la propre histoire d’un de mes amis très intimes. Tous les vieux romantiques (et j’en suis un, moi qui ai couché la tête sur un poignard), tous ceux-là doivent vous être reconnaissants pour ce petit conte qui en dit si long sur leur jeunesse ! Quelle fille existante que Zinotchka. C’est une de vos qualités que de savoir inventer des femmes. Elles sont idéales et réelles. Elles ont l’attraction de l’auréole. Mais ce qui domine toute cette œuvre et même tout le volume, ce sont ces deux lignes : « Je n’éprouvais pour mon père aucun sentiment mauvais. Au contraire, il avait encore grandi pour ainsi dire, à mes yeux. » Cela me semble d’une profondeur effrayante. Sera-ce remarqué ? Je n’en sais rien. Mais, pour moi, voilà du sublime.

Oui, cher confrère, j’espère que nos relations n’en resteront pas là, et que notre sympathie deviendra de l’amitié.

D’ici là mille poignées de main de votre


  1. Les Nouvelles moscovites, 1 vol.