Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1037

Louis Conard (Volume 6p. 40-44).

1037. À MAXIME DU CAMP.
Croisset, 23 juillet 1869.

Mon bon vieux Max, j’éprouve le besoin de t’écrire une longue lettre ; je ne sais pas si j’en aurai la force, je vais essayer. Depuis qu’il était revenu à Rouen après sa nomination de bibliothécaire, août 1867, notre pauvre Bouilhet était convaincu qu’il y laisserait ses os. Tout le monde, — et moi comme les autres, — le plaisantait sur sa tristesse. Ce n’était plus l’homme d’autrefois ; il était complètement changé, sauf l’intelligence littéraire qui était restée la même. Bref, quand je suis revenu de Paris au commencement de juin, je lui ai trouvé une figure lamentable. Un voyage qu’il a fait à Paris pour Mademoiselle Aïssé, et où le directeur de l’Odéon lui a demandé des changements dans le second acte, lui a été tellement pénible, qu’il n’a pu se traîner que du chemin de fer au théâtre. En arrivant chez lui, le dernier dimanche de juin, j’ai trouvé le docteur P*** de Paris, X*** de Rouen, Morel l’aliéniste, et un brave pharmacien de ses amis, nommé Dupré. Bouilhet n’osait pas demander une consultation à mon frère, se sentant très malade et ayant peur qu’on lui dise la vérité. P*** l’a expédié à Vichy, d’où Willemin s’est empressé de le renvoyer à Rouen. En débarquant à Rouen, il a enfin appelé mon frère. Le mal était irréparable, comme du reste Willemin me l’avait écrit.

Pendant ces quinze derniers jours, ma mère était à Verneuil, chez les dames Vasse, et les lettres ont eu trois jours de retard ; tu vois par quelle angoisse j’ai passé. J’allais voir Bouilhet tous les deux jours et je trouvais de l’amélioration. L’appétit était excellent, ainsi que le moral, et l’œdème des jambes diminuait. Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement violentes qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la cathédrale. Notre pauvre Bouilhet a été superbe, il les a envoyées promener. Quand je l’ai quitté pour la dernière fois, samedi, il avait un volume de La Mettrie sur sa table de nuit, ce qui m’a rappelé mon pauvre Alfred [Le Poittevin] lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis le pied chez lui. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi, et je suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il vivrait longtemps. Le dimanche, à 5 heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame moyen âge sur l’Inquisition ; il m’appelait pour me le montrer et il en était enthousiasmé. Puis un tremblement l’a saisi, il a balbutié : « Adieu ! Adieu ! » en se fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort très doucement.

Le lundi matin, mon portier m’a réveillé avec une dépêche m’annonçant cela en style de télégraphe. J’étais seul, j’ai fait mon paquet, je t’ai expédié la nouvelle ; j’ai été le dire à Duplan, qui était au milieu de ses affaires ; puis j’ai battu le pavé jusqu’à 1 heure, et il faisait chaud dans les rues, autour du chemin de fer. De Paris à Rouen, dans un wagon rempli de monde, j’avais en face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes, étendait ses pieds sur la banquette et chantait. En revoyant les clochers de Mantes, j’ai cru devenir fou, et je suis sûr que je n’en ai pas été loin. Me voyant très pâle, la donzelle m’a offert de l’eau de Cologne. Ça m’a ranimé, mais quelle soif ! Celle du désert de Kosseïr n’était rien auprès. Enfin je suis arrivé rue Bihorel : ici je t’épargne les détails. Je n’ai pas connu un meilleur cœur que celui du petit Philippe[1] ; lui et cette bonne Léonie ont soigné Bouilhet admirablement. Ils ont fait des choses que je trouve propres. Pour le rassurer, pour lui persuader qu’il n’était pas dangereusement malade, Léonie a refusé de se marier avec lui, et son fils l’encourageait dans cette résistance. C’était si bien l’intention de Bouilhet, qu’il avait fait venir ses papiers. De la part du jeune homme, surtout, je trouve le procédé assez gentleman.

Moi et d’Osmoy, nous avons conduit le deuil ; il a eu un enterrement très nombreux. Deux mille personnes au moins ! Préfet, procureur général, etc… toutes les herbes de Saint-Jean. Eh bien ! croirais-tu qu’en suivant son cercueil je savourais très nettement le grotesque de la cérémonie ? J’entendais les remarques qu’il me faisait là-dessus ; il me parlait en moi, il me semblait qu’il était là, à mes côtés, et que nous suivions ensemble le convoi d’un autre. Il faisait une chaleur atroce, un temps d’orage. J’étais trempé de sueur, et la montée du Cimetière Monumental m’a achevé. Son ami Caudron avait choisi son terrain près de celui du père Flaubert. Je me suis appuyé sur la balustrade pour respirer. Le cercueil était sur les bâtons, au-dessus de la fosse. Les discours allaient recommencer (il y en a eu trois) ; alors j’ai renâclé ; mon frère et un inconnu m’ont emmené. Le lendemain, j’ai été chercher ma mère à Serquigny. Hier, j’ai été à Rouen prendre tous ses papiers ; aujourd’hui, j’ai lu les lettres qu’on m’a écrites ; et voilà ! Ah ! cher Max ! c’est dur !

Il laisse par son testament… à Léonie. Tous ses livres et tous ses papiers appartiennent à Philippe ; il l’a chargé de prendre quatre amis pour savoir ce qu’on doit faire des œuvres inédites ; moin d’Osmoy, toi et Gaudron ; il laisse un excellent volume de poésies[2], quatre pièces en prose, et Mademoiselle Aïssé. Le directeur de l’Odéon n’aime pas le second acte ; je ne sais pas ce qu’il fera. Il faudra cet hiver que tu viennes ici avec d’Osmoy et que nous réglions ce qui doit être publié.

Ma tête me fait trop souffrir pour continuer, et d’ailleurs que te dirais-je ? Adieu, je t’embrasse avec ardeur. Il n’y a plus que toi, que toi seul ! Te souviens-tu quand nous écrivions : Solus ad solum ?

P. S. — Dans toutes les lettres que j’ai reçues, il y a cette phrase : « Serrons nos rangs ! ». Un monsieur que je ne connais pas m’a envoyé sa carte avec ces deux mots : Sunt lacrymae !


  1. Philippe Leparfait, fils de Léonie, adopté par Bouilhet.
  2. Dernières Chansons.