Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1036

Louis Conard (Volume 6p. 39-40).

1036. À JULES DUPLAN.
[Croisset.] Jeudi [22 juillet 1869].
Cher Vieux,

Ton pauvre géant a reçu une rude calotte dont il ne se remettra pas[1]. Je me dis : « À quoi bon écrire maintenant, puisqu’il n’est plus là ! ». C’est fini les bonnes gueulades, les enthousiasmes en commun, les œuvres futures rêvées ensemble. Il faut être « philosophe et homme d’esprit », mais ce n’est pas facile. Je te raconterai les détails quand nous nous verrons. Sache pour le moment qu’il est mort en philosophe. Ce que j’ai éprouvé de plus dur a été mon voyage de Paris à Rouen ; j’ai cru crever de soif et j’avais devant moi une cocotte qui riait, chantait et fumait des cigarettes, etc. Il s’est formé une commission pour lui élever un monument. On lui fera un petit tombeau convenable et un buste qu’on mettra au Musée. On m’a nommé le président de cette commission ; je t’enverrai la première liste de souscripteurs. L’Odéon m’a écrit deux ou trois belles lettres. J’ai rendez-vous avec les directeurs pour le 12 août. C’est moi qui possède tous ses papiers ; il reste de lui un très beau volume de vers, que mon intention est de publier peu de jours après qu’Aïssé sera jouée. Je n’ai pas eu la force de relire mon roman, d’autant plus que les observations de Maxime, si justes qu’elles soient, m’irritent. J’ai peur de les accepter toutes, ou d’envoyer tout promener. Quelle perte pour la littérature, mon pauvre vieux ! quelle perte ! — et je ne parle pas du reste. Tu es donc toujours malade, toi ! Ne l’imite pas, n… de D… ! il ne me manquerait plus que ça !


  1. Mort de Louis Bouilhet, 18 juillet 1869.