Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0982

Louis Conard (Volume 5p. 391-393).

982. À MAURICE SAND.
Mardi soir, 27-[28] juillet 1868.

Tout ce que je peux vous dire, d’abord, mon cher ami, c’est que votre livre m’a fait passer une nuit blanche. Je l’ai lu, d’emblée, d’un seul coup, ne m’interrompant dans ma lecture que pour bourrer une pipe de temps à autre et résumer mon impression.

Quand elle se sera un peu effacée, je reprendrai votre livre pour y chercher des poux. Mais je crois qu’il y en a peu ! Vous devez être content, ça doit plaire. C’est dramatique et amusant au possible.

Dès les premières pages, j’ai été charmé par l’air vrai de la peinture ; et à la fin j’ai admiré la composition de l’ensemble, la manière dont les événements se déduisent et dont les personnages se rattachent.

Votre caractère principal, Miss Mary, est trop haïssable (d’après mon goût personnel) pour n’être [pas] d’une exactitude parfaite.

C’est là ce qu’il y a de plus rare dans votre livre, avec les scènes d’intérieur, la vie à New-York.

Votre bon sauvage m’a fait rire, franchement, quand il est à l’Opéra.

J’ai été saisi par la maison du Missionnaire (la première nuit de Montaret). Ça se voit.

Naïssa scalpant, et s’essuyant ensuite les mains sur l’herbe, m’a paru de premier ordre, ainsi que le dégoût qu’elle inspire à Montaret.

Je hasarde une observation timide : il me semble que l’évasion du Père Athanase et de Montaret, quand ils s’échappent de leur prison, manque un peu de clarté. L’explication matérielle du fait est trop courte. Je vous reproche, comme langage, deux ou trois locutions toutes faites, telles que « rompre la glace ». Vous voyez si je vous ai lu attentivement.

Quel pion je fais, hein ?

Je vous dis tout cela de mémoire, car j’ai prêté votre livre et on ne me l’a pas encore rendu. Mais le souvenir que j’en ai maintenant est celui d’une chose très bien faite.

Ne pensez-vous pas comme moi qu’on en pourrait tirer pour un théâtre du boulevard une pièce à très grand effet ?

À propos, comment va Cadio ?

Dites à votre chère maman que je l’adore. Harrisse, dont j’ai reçu une lettre aujourd’hui, me charge de le « rappeler à son souvenir ». Moi, je vous charge de l’embrasser.

Et je vous serre les deux mains très fort en vous disant derechef « bravo ».

Et tout à vous.