Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0971

Louis Conard (Volume 5p. 377-378).

971. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mercredi soir [juin 1868].

Je commençais à m’inquiéter de vous, Princesse. Votre bonne lettre, heureusement, est venue hier me rassurer.

Vous vous plaignez « du Monde » qui vous occupe. Il est peu de personnes pourtant sur lesquelles il ait moins d’influence.

Il n’a pu entamer votre nature et, de toutes les calomnies imaginables ou inimaginables, il y en a une qu’on ne se permettra jamais : c’est de vous accuser d’être banale. Prudhomme, (permettez-moi de vous le dire, Princesse,) est très loin de vous, ne serait-ce que par l’écriture. Vous n’avez rien de « Brard et Saint-Omer » et vos lettres ressemblent à ces grandes dames turques qui laissent voir des yeux splendides à travers la gaze.

Dans vos lignes, à première vue, on saisit çà et là des choses charmantes et on est dépité de ne pas voir le reste. Mais on y revient ; ce sont des acquisitions graduelles.

Tout cela est pour m’excuser de ne pouvoir répondre à une question que vous me faites sur le ménage Taine. C’est du reste, le seul endroit de votre lettre qui me soit resté obscur.

Mais certainement ! je tiendrai ce que vous avez l’amabilité d’appeler « ma promesse ». Je n’ai rien de mieux à faire, et je ne ferai jamais rien qui me soit plus agréable ! Le mois de juillet ne se passera pas sans que vous ayez ma visite. Il me semble qu’il y a très longtemps que je ne vous en ai fait.

L’empereur ne se doute pas du prodigieux développement qu’il a donné à la cuisine rouennaise ! On ne fait que banqueter pour se réjouir des croix d’honneur distribuées par Sa Majesté. Je suis même forcé d’assister lundi prochain à un de ces festins.

Non ! je ne connais pas le livre de Robert Halt. J’en ai entendu parler à des gens de goût qui, comme vous, le trouvaient remarquable[1].

Quant au mien, il me faut encore une grande année de travail acharné avant de l’avoir fini. Vous plaira-t-il, au moins ? Quelle folie, n’est-ce pas, de se donner tant de mal pour arriver souvent à d’aussi piètres résultats ! Mais l’Art, en soi, est une bonne chose, quand tout le reste vous manque. À défaut du réel, on tâche de se consoler par la fiction. C’est là notre secret, à nous autres râcleurs de guitare.

La vie a pourtant de bons jours, ceux où l’on est près de vous, Princesse, et où je puis vous baiser les deux mains, en vous assurant, une fois de plus, que je suis

entièrement à vous.
G. Flaubert.

  1. Madame Frenex, 1 volume.