Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0970
J’ai reçu vos deux billets, chère maître. Vous m’envoyez pour remplacer le mot « libellules » celui d’« alcyons ». Georges Pouchet m’a indiqué celui de gerre des lacs (genre Gerris). Eh bien ! ni l’un ni l’autre ne me convient, parce qu’ils ne font pas tout de suite image pour le lecteur ignorant[1].
Il faudrait donc décrire ladite bestiole ? Mais ça ralentirait le mouvement ! ça emplirait tout le paysage ! Je mettrai « des insectes à grandes pattes », ou « de longs insectes », ce sera clair et court.
Peu de livres m’ont plus empoigné que Cadio, et je partage entièrement l’admiration de Maxime.
Je vous en aurais parlé plus tôt si ma mère et ma nièce ne m’avaient pris mon exemplaire. Enfin, ce soir, on me l’a rendu ; il est là sur ma table et je le feuillette tout en vous écrivant.
Et d’abord, il me semble que ça doit avoir été comme ça ! Ça se voit, on y est et on palpite. Combien de gens ont dû ressembler à Saint-Gueltas, au comte de Sauvières, à Rebec ! et même à Henri, quoique les modèles aient été plus rares. Quant au personnage de Cadio, qui est plus d’invention que les autres, ce que j’aime surtout en lui, c’est sa rage féroce. Là est la vérité locale du caractère. L’humanité tournée en fureur, la guillotine devenue mystique, l’existence n’étant plus qu’une sorte de rêve sanglant, voilà ce qui devait se passer dans des têtes pareilles. Je trouve que vous avez une scène à la Shakespeare : celle du délégué à la Convention avec ses deux secrétaires est d’une force inouïe. C’est à faire crier ! Il y en a une aussi qui m’avait fortement frappé à la première lecture : la scène où Saint-Gueltas et Henri ont chacun des pistolets dans leurs poches, et bien d’autres. Quelle splendide page (j’ouvre au hasard) que la page 161 !
Dans la pièce, ne faudrait-il pas donner un rôle plus long à la femme légitime de ce bon Saint-Gueltas ? Le drame ne doit pas être difficile à tailler. Il s’agit seulement de le condenser et de le raccourcir. Si on vous laisse jouer, je vous réponds d’un succès effrayant. Mais la censure ?
Enfin, vous avez fait un maître livre, allez ! et qui est très amusant. Ma mère prétend que ça lui rappelle des histoires qu’elle a entendues étant enfant. À propos de Vendée, saviez-vous que son grand-père paternel a été, après M. de Lescure, le chef de l’armée vendéenne ? Ledit chef s’appelait M. Fleuriot d’Argentan. Je n’en suis pas plus fier pour ça ; d’autant plus que la chose est problématique, car le père de ma mère, républicain violent, cachait ses antécédents politiques.
Ma mère va, dans quelques jours, s’en aller à Dieppe, chez sa petite-fille. Je serai seul une bonne partie de l’été et me propose de piocher vigoureusement :
Je travaille beaucoup et redoute le monde,
Ce n’est pas dans les bals que l’avenir se fonde.
Mais mon sempiternel roman m’assomme parfois d’une façon incroyable ! Ces minces particuliers me sont lourds à remuer ! Pourquoi se donner du mal sur un fond si piètre ?
Je voulais vous en écrire très long sur Cadio ; mais il est tard et les yeux me cuisent.
Donc, merci, tout bonnement, ma chère maître.
- ↑ Documentation pour L’Éducation sentimentale.