Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0955

Louis Conard (Volume 5p. 355-356).

955. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, samedi soir
[fin janvier-début février 1868].

S… n… de D… ! ta lettre de ce matin m’a affligé. C’est embêtant ! Je ne peux répéter que cela.

Est-ce que cette pièce est injouable à tout autre théâtre qu’aux Français et n’y a-t-il que Bressant dans le monde ? Pourquoi fais-tu des pièces pour des acteurs ?

Quant au Thierry, qu’il t’ait joué quelque mauvais tour, ça ne m’étonne pas. C’est un catholique dont il faut, dit-on, se défier. Tu aurais tort, nonobstant, de renoncer au théâtre. Je ne connais pas ta dernière œuvre ; mais ce dont je suis sûr, c’est que Un coup de bourse[1] est ce que tu as fait de plus original. Voila mon opinion.

Soigne ta calligraphie si tu veux que je lise tes lettres, car celle de ce matin m’a donné beaucoup de mal.

Sais-tu que la « Jeunesse des Écoles » s’apprête à aller siffler Renan comme impérialiste ? Le naufrage d’About l’exalte. Les soi-disant libéraux lâchés par messieurs les ecclésiastiques me paraissent d’un joli tonneau comme stupidité. De quelque côté qu’on se tourne, c’est à en vomir. On ne peut pas faire un pas sans marcher sur de la m…, chose fâcheuse pour les gens qui ont la semelle de l’escarpin un peu fine.

J’ai commencé ce soir à esquisser mon avant-dernier mouvement. J’en ai encore pour un mois, et je suis bien exténué, ou plutôt bien impatient. L’envie d’avoir fini me ronge. Quant à l’ensemble, mes inquiétudes augmentent sur iceluy et l’exécution est de plus en plus difficile à mesure que j’avance, parce que j’ai vidé mon sac et qu’il doit avoir l’air encore plein.

Je ne lis rien, je ne vois personne. Depuis le 12 décembre, il est venu un Mosieu me faire une visite de deux heures. Voilà tout. Adieu, meilleure chance, mon pauvre vieux. Bonne pioche.


  1. Un coup de bourse, pièce en 5 actes. Paris, 1868.