Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0944

Louis Conard (Volume 5p. 339-341).

944. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
[Croisset] Nuit de mercredi, 2 h. [novembre 1867].

J’ai reçu les deux volumes ce matin à 11 heures et je viens de les finir. C’est vous dire, mes bons, que Manette Salomon m’a occupé toute la journée. J’en suis ahuri, ébloui, bourré. Les yeux me piquent. Donc, je vous expectore mon sentiment, sans la moindre préparation.

Quant à du talent, ça en regorge. Quelle abondance, n… de D… ! Jamais de la vie vous n’avez été plus vous, ce qui est le principal.

Voici, en fermant les paupières, ce que je revois : primo et avant tout le caractère de Garnotelle. Ce bonhomme-là est réussi d’un bout à l’autre et enfonce Pierre Grassou de cent coudées ; 2o  toutes les poses de Manette. Vous avez là des pages à apprendre par cœur, des morceaux qui sont exquis, parfaits ; 3o  un clair de lune finissant par « et la bêtise même des femmes rêvait » ; n’est-ce pas là la phrase ?

Il n’y a pas une seule des tirades de Chassagnol qui ne me plaise ! Mais (il faut bien critiquer), je vous demande, en toute humilité, si elles ne sont pas toutes un peu pareilles comme valeur et comme tournure ?

Je me suis moins amusé au commencement du second volume. Fontainebleau m’a semblé un peu long. Pourquoi ?

Ah, s… n… de D… ! j’oubliais une chose superbe : la baignade d’Anatole, dans la Seine, la nuit. Il est excellent, le bohème, excellent d’un bout à l’autre.

Id. des embêtements causés à Coriolis par la Juiverie. Il y a, vers la fin du second volume, une foule de choses exquises. L’enfoncement de l’artiste par la femme, les doutes qu’il a de lui-même, toute cette fin m’a navré. C’est neuf, vrai et fort. Je connaissais le Jardin des Plantes et le tableau du satyre-bourgeois. Mais j’ignorais celui de Trouville, qui le vaut.

Comment avez-vous pu faire des descriptions d’Asie-Mineure si vraies, et dans la mesure exacte ? ce qui n’était pas facile.

Deux chicanes idiotes : 1o  Vous écrivez tatikos, il me semble. C’est tactikos[1] ; 2o  « aux miss », le pluriel de miss est misses.

Le père Langibout m’a été au cœur, en souvenir de M. Langlois qui était, lui aussi, un élève de David.

J’ai reconnu beaucoup de masques et retrouvé beaucoup de choses.

L’enterrement du singe au clair de lune me reste dans la tête comme si je l’avais vu, ou plutôt éprouvé. Pauvre singe ! On l’aime !

P.-S. — Envoyez-moi un exemplaire sur papier ordinaire, car je ne veux pas prêter mon exemplaire, et comme il va rester sur ma table, les personnes de ma famille me le prendraient.

Je n’y vois plus, excusez la bêtise de ma lettre. J’ai voulu seulement vous envoyer un bravo, mes chers bons. J’ai bien raison de vous aimer et je vous embrasse plus fort que jamais. À vous, ex imo.


  1. Au chapitre lxviii de Manette Salomon, on lit : « Sur sa tête elle avait le charmant tatikos de Smyrne, le tarbouch rouge aplati, tout couvert d’agréments et de broderies. » L’orthographe tatikos a été maintenue dans les éditions postérieures (1868, 1876 et édition de l’Académie Goncourt, s. d.). La coiffure décrite par les Goncourt est connue sous les noms de yéméni, tchatma, tchévré, koundak ou fakioli. Les Smyrniotes et les hellénistes que nous avons consultés ignorent également le tatikos et le taktikos.