Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0941

Louis Conard (Volume 5p. 335-336).

941. À MICHELET.
Croisset, mardi [12 novembre 1867].
Mon cher Maître,

Je ne sais de quelle formule me servir pour vous exprimer mon admiration.

La dernière pierre de votre gigantesque monument me semble un bloc d’or. J’en suis ébloui.

Voilà la première fois que je saisis nettement la fin du dix-huitième siècle. Jusqu’à vous je n’avais rien compris à M. de Choiseul, à Marie-Antoinette, à l’affaire du collier, etc. Je vous remercie d’avoir remis à sa place Calonne, dont l’exaltation par Louis Blanc me semblait une injustice. C’est pour cela qu’on vous aime. Vous êtes juste, vous.

Quant à votre jugement sur Rousseau, je puis dire qu’il me charme, car vous avez précisé exactement ce que j’en pensais.

Bien que je sois dans le troupeau de ses petits-fils, cet homme me déplaît. Je crois qu’il a eu une influence funeste. C’est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux français l’idée du droit.

Je ne relève pas tout ce qui m’a enthousiasmé dans votre volume. Les aperçus, les mots, les traits, les idées. Un tissu de merveilles.

Il ne me reste plus qu’à relire souvent ce volume, que j’ai dévoré d’un seul coup. Puis, je vais le mettre près de ses aînés dans le compartiment de ma bibliothèque qui contient Tacite, Plutarque et Shakespeare, ceux qu’on relit toujours et dont on se nourrit. Cela n’est pas une manière de parler, car vous êtes certainement l’auteur français que j’aie le plus lu, relu.

Il me tarde de vous voir pour vous remercier encore une fois, mon cher maître. Je sais que vous avez eu la bonté de passer chez moi au mois de septembre dernier. Je ne reviendrai pas à Paris avant la fin de janvier.

Voulez-vous avoir la bonté de me rappeler au souvenir de Mme Michelet ?

Permettez-moi de vous serrer les deux mains.

Votre admirateur et très affectionné.