Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0910

Louis Conard (Volume 5p. 293-297).

910. À LOUIS BOUILHET.
Nuit de lundi [8-9 avril 1867].
Monseigneur,

J’ai lu le roman de Mme Régnier[1]. Nous en causerons tout à l’heure.

Ma grippe a l’air de se passer. Mais elle a été violente et j’ai peur qu’elle ne recommence dans mes courses que je vais être obligé de faire à Sèvres et à Creil. Il faut pourtant que je m’y résigne. Car je ne puis aller plus loin, dans ma copie[2], sans voir une fabrique de faïence. Je bûche la Révolution de 48 avec fureur. Sais-tu combien j’ai lu et annoté de volumes depuis six semaines ? Vingt-sept, mon bon. Ce qui ne m’a pas empêché d’écrire dix pages.

Hier, chez la Princesse, où j’ai dîné, Théo m’a dit qu’il avait organisé un sous-Magny chez Mme de Païva. Je serai invité au premier vendredi ; je te dirai ce qui en est.

Le Moniteur a donné inexactement la séance du Sénat où le père Beuve s’est signalé par sa haine des prêtres ; il a été énorme. Le public est pour lui. Il a reçu hier des visites et des félicitations en masse.

J’attends Duplan dans une huitaine de jours. Les Bichons partent demain soir pour Rome. Je dînerai probablement un de ces jours avec le Prince, chez la Tourbey. Le public est très froid aux Idées de Madame Aubray. Il y a tous les soirs quelques sifflets. Quant au succès d’argent, il est énorme. Je n’ai pas été à l’Exposition et n’irai pas d’ici à longtemps. Voilà toutes les nouvelles.

Ce que je blâme dans Un Duel de salon, c’est le fond de l’histoire. Cette invention d’un ancien forçat déguisé en grand seigneur et captant le cœur d’une riche veuve me semble manquer de vérité et de nouveauté. Le style, la psychologie, les descriptions, en un mot la forme entière du livre dépasse de beaucoup la fable. Et j’ai été tout désillusionné en arrivant au secret de la comédie. Une fois cette réserve faite, je trouve l’œuvre pleine de qualités très remarquables. Telle est mon opinion sincère. J’ai été surtout frappé de la nouveauté et [de] la justesse de certaines comparaisons. Comment peut-on, avec tant d’esprit, tomber dans la rengaine du forçat en gants blancs ! Ce qui n’empêche pas le livre d’être amusant et de pouvoir être présenté bravement à un journal. Mme Régnier veut-elle que je tente l’épreuve au grand ou au petit Moniteur ? Je suis à ses ordres. Quant à réussir, je ne promets rien. Mais je ferai la réclame très chaudement et très sincèrement.

Quant aux critiques de détail, je reproche au commencement d’avoir trop de dialogues. (Tu sais du reste la haine que j’ai du dialogue dans les romans. Je trouve qu’il doit être caractéristique.) Je me permettrai également de blâmer un certain nombre d’expressions toutes faites, telles que, dans la première page : « se mettant de la partie, lui donna gain de cause. » Puis, à côté de cela, des choses ravissantes : « Une de ces mains expressives qui parlent avec le bout des ongles ! » de semblables raretés sont fréquentes.

Charmant, le chapitre ii : le Bois de Boulogne. Pourquoi n’avoir pas commencé le roman à cet endroit-là avec les portraits des deux rivales ?

J’aime beaucoup le bal, où il y a d’excellents détails : « Des nuages de gaze et de dentelles coupés par des éclairs de rubis et de diamants passaient aux bras de cavaliers aussi noirs que possible. » Pourquoi gâter une vraie merveille de style ! Oh ! les femmes !

Page 43, nous retombons dans Célimène et Arsinoé !

La sortie de d’Arelle fumant son cigare, excellente !

Les rêveries de Madeleine au soleil levant, très bon. Il y a un vrai talent de moraliste dans l’analyse de Madeleine en prières. C’est senti et profond.

Page 99 : « offrant en miniature un tableau de l’industrie universelle. » Hum ! hum !

Les deux dialogues entre la duchesse et le comte, chapitres ix et x, sont pleins de talent scénique. À la bonne heure ! Rien, ici, ne pourrait remplacer le dialogue.

De Breuil et sa maladie m’intéressent peu. On n’a nulle inquiétude sur son compte. La visite que ses deux amis lui font est spirituelle.

Page 57. Les preuves de l’identité (fausse) du comte devaient, il me semble, être données ici par Madeleine. Cela dérouterait le lecteur qui serait convaincu, comme de Breuil, que le comte est un honnête homme ??? Et ça abrégerait les explications postérieures.

Page 161. Le langage des deux personnages en scène est-il bien vrai ? « Heureux l’homme qui a su faire vibrer les nobles instincts de votre âme, Madame. »

Gustave, l’artiste sceptique, est un personnage de vaudeville. Il ressemble trop au confident de toutes les pièces.

Mais le roman prend une allure beaucoup plus relevée à partir du chapitre xiv commençant par la description de Nice, qui est un morceau.

Malgré des phrases telles que celle-ci : « les premiers mois de mariage furent pour les deux époux un enchantement perpétuel », les premiers détachements du comte sont finement faits.

Le domino jaune, enveloppé de jais noir, fait une grande impression, excite la curiosité, et le dialogue est bon. Une phrase sur la voix du domino, exquise de justesse.

J’aime la description d’Hélène courant à cheval. Mais je demande, en toute humilité, si l’action héroïque qu’elle fait n’est pas un peu poncive ?

Chapitre xix. Pourquoi Venise ? puisque rien d’utile au roman ne s’y passe, ou plutôt ce qui s’y passe pourrait être dit en trois mots.

Page 279. Bon, le boudoir d’Hélène, et le dialogue qui s’y trouve, idem. Je trouve superbe le marquis de Ver et la fin du chapitre xxi.

Les scènes du chalet sont intéressantes ; on a peur pour cette pauvre Madeleine ; il y a de la puissance dans toute cette partie-là. De la puissance dramatique, il me semble. On regrette que ça ne soit pas sur les planches.

La lâcheté du comte est concevable en ce sens qu’elle est bien amenée ; mais l’atrocité d’Hélène (dont j’admire le caractère) aurait dû être préparée, dans les parties précédentes, par des motifs, des faits plus explicites.

Le marchand d’huile est comique et réussi.

La confession du comte est raide !!! Ici, selon moi, est (je le répète) le défaut constitutionnel du comte.

La salle admire, l’auteur en a tiré bon parti, et les conséquences se déroulent logiquement. L’entrevue entre les deux rivales, à Paris, est ce qu’elle devait être.

Le suicide de Madeleine était indispensable comme drame ; mais, dans la réalité, elle aurait vécu en paix avec ce bon de Breuil, ce qui n’eût pas révolté le lecteur. Cette fin est amusante, du reste, comme tout le livre.

Voilà tout ce que j’ai à en dire.

Adieu, cher vieux, il est près de quatre heures du matin. Ce qui me fait une journée de dix-huit heures de travail. C’est raisonnable. Sur ce, je vais me coucher et t’embrasse.


  1. Un Duel de salon, par Mme de Régnier (Daniel Darc).
  2. L’Éducation sentimentale.