Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0896

Louis Conard (Volume 5p. 270-272).

896. À GEORGE SAND.
[Croisset] Nuit de mercredi [23-24. janvier 1867].

J’ai suivi vos conseils, chère maître, j’ai fait de l’exercice !!!

Suis-je beau, hein ?

Dimanche soir, à 11 heures, il y avait un tel clair de lune sur la rivière et sur la neige que j’ai été pris d’un prurit de locomotion et je me suis promené pendant deux heures et demie, me montant le bourrichon, me figurant que je voyageais en Russie ou en Norvège. Quand la marée est venue et a fait craquer les glaçons de la Seine et l’eau gelée qui couvrait les cours, c’était, sans blague aucune, superbe. Alors j’ai pensé à vous et je vous ai regrettée.

Je n’aime pas à manger seul. Il faut que j’associe l’idée de quelqu’un aux choses qui me font plaisir. Mais ce quelqu’un est rare. Je me demande, moi aussi, pourquoi je vous aime. Est-ce parce que vous êtes un grand homme ou un être charmant ? Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’éprouve pour vous un sentiment particulier et que je ne peux pas définir.

Et à ce propos, croyez-vous (vous qui êtes un maître en psychologie) qu’on aime deux personnes de la même façon ? et qu’on éprouve jamais deux sensations identiques ? Je ne le crois pas, puisque notre individu change à tous les moments de son existence.

Vous m’écrivez de belles choses sur « l’affection désintéressée ». Cela est vrai, mais le contraire aussi ! Nous faisons toujours Dieu à notre image. Au fond de tous nos amours et de toutes nos admirations, nous retrouvons nous, ou quelque chose d’approchant. Qu’importe, si nous est bien !

Mon moi m’assomme pour le quart d’heure. Comme ce coco-là me pèse sur les épaules par moments ! Il écrit trop lentement et ne pose pas le moins du monde quand il se plaint de son travail. Quel pensum ! et quelle diable d’idée d’avoir été chercher un sujet pareil ! Vous devriez bien me donner une recette pour aller plus vite ; et vous vous plaignez de chercher fortune ! Vous !

J’ai reçu de Sainte-Beuve un petit billet qui me rassure sur sa santé, mais qui est lugubre. Il me paraît désolé de ne pouvoir hanter les bosquets de Cypris ! Il est dans le vrai, après tout, ou du moins dans son vrai, ce qui revient au même. Je lui ressemblerai peut-être quand j’aurai son âge. Je crois que non, cependant. N’ayant pas eu la même jeunesse, ma vieillesse sera différente.

Cela me rappelle que j’ai rêvé autrefois un livre sur Sainte-Périne. Champfleury a mal traité ce sujet-là. Car je ne vois pas ce qu’il a de comique ; moi, je l’aurais fait atroce et lamentable. Je crois que le cœur ne vieillit pas ; il y a même des gens chez qui il augmente avec l’âge. J’étais plus sec et plus âpre il y a vingt ans. Je me suis féminisé et attendri par l’usure, comme d’autres se racornissent, et cela m’indigne. Je sens que je deviens vache, il ne faut rien pour m’émouvoir ; tout me trouble et m’agite, tout m’est aquilon comme un roseau.

Un mot de vous, qui m’est revenu à la mémoire, me fait relire maintenant la Jolie fille de Perth. C’est coquet, quoi qu’on en dise. Ce bonhomme avait quelque imagination, décidément.

Allons, adieu. Pensez à moi. Je vous envoie mes meilleures tendresses.