Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0886

Louis Conard (Volume 5p. 259-260).

886. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, décembre 1866].

Je suis maintenant dans une solitude complète. Le brouillard qu’il faisait augmentait encore le silence ; c’était comme un grand tombeau blanchâtre qui vous enveloppait. Je n’entends d’autre bruit que le crépitement de mon feu et le tic tac de ma pendule. Je travaille à la clarté de ma lampe environ dix heures sur vingt-quatre, et le temps s’écoule. Mais comme j’en perds ! Quel rêvasseur je suis, en dépit de moi-même. Je commence à être un peu moins découragé. Quand vous me reverrez, j’aurai fait à peu près trois chapitres ; trois chapitres, pas plus. Mais j’ai cru mourir de dégoût au premier. La foi en soi-même s’use avec les années, la flamme s’éteint, les forces s’épuisent. Ce qui me désole au fond, c’est la conviction où je suis de faire une chose inutile, je veux dire contraire au but de l’Art, qui est l’exaltation vague. Or, avec les exigences scientifiques que l’on a maintenant et un sujet bourgeois, la chose me semble radicalement impossible. La beauté n’est pas compatible avec la vie moderne. Aussi est-ce la dernière fois que je m’en mêle ; j’en ai assez.

Les moines ont beau faire, le soleil n’est pas de leur côté ; car rien n’est éternel, pas même le soleil, du reste. Et nous, pauvres petits grains de poussière, infimes vibrations de l’immense mouvement, atomes perdus ! réunissons nos deux néants dans un même frisson et qu’il se continue comme l’espace ! Quelle métaphysique ! Il faut me la pardonner ; je n’en abuse guère, et puis, d’ailleurs, tout parle de l’amour !