Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0880

Louis Conard (Volume 5p. 252-254).

880. À GEORGE SAND.
[Croisset] nuit de mercredi [5-6 décembre 1866].

Oh ! Que c’est beau, la lettre de Marengo l’hirondelle[1] ! Sérieusement, je trouve cela un chef-d’œuvre ! Pas un mot qui ne soit un mot de génie. J’ai ri tout haut à plusieurs reprises. Je vous remercie bien, chère maître, vous êtes gentille comme tout.

Vous ne me dites jamais ce que vous faites. Le drame[2], où en est-il ?

Je ne suis pas du tout surpris que vous ne compreniez rien à mes angoisses littéraires ! Je n’y comprends rien moi-même. Mais elles existent pourtant, et violentes. Je ne sais plus comment il faut s’y prendre pour écrire et j’arrive à exprimer la centième partie de mes idées, après des tâtonnements infinis. Pas primesautier, votre ami, non ! pas du tout ! Ainsi, voilà deux jours entiers que je tourne et retourne un paragraphe sans en venir à bout. J’en ai envie de pleurer dans des moments ! Je dois vous faire pitié ! Et à moi donc !

Quant à notre sujet de discussion (à propos de votre jeune homme), ce que vous m’écrivez dans votre dernière lettre est tellement ma manière de voir, que je l’ai non seulement mise en pratique, mais prêchée. Demandez à Théo. Entendons-nous, cependant. Les artistes (qui sont des prêtres) ne risquent rien d’être chastes, au contraire ! Mais les bourgeois, à quoi bon ? Il faut bien que certains soient dans l’humanité. Heureux même ceux qui n’en bougent !

Je ne crois pas (contrairement à vous) qu’il y ait rien à faire de bon avec le caractère de l’Artiste idéal. Ce serait un monstre. L’Art n’est pas fait pour peindre les exceptions, et puis j’éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose de mon cœur. Je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? Voilà pourquoi j’ai pas mal de choses qui m’étouffent, que je voudrais cracher et que je ravale. À quoi bon les dire, en effet ! Le premier venu est plus intéressant que M. G. Flaubert, parce qu’il est plus général et par conséquent plus typique.

Il y a des jours, néanmoins, où je me sens au-dessous du crétinisme. J’ai maintenant un bocal de poissons rouges et ça m’amuse. Ils me tiennent compagnie pendant que je dîne. Est-ce bête de s’intéresser à des choses si melones ! Adieu, il est tard, j’ai la tête cuite.

Je vous embrasse.


  1. La lettre de « Marengo l’hirondelle » est une plaisanterie, de George et de Maurice Sand, qui a été publiée dans la Correspondance George Sand-Flaubert, p. 46, avec l’orthographe très fantaisiste imaginée par la mère et le fils. Cette lettre est signée : « Victoire Potelet, ditte Marengo Lirondelle, femme Dodin. » Elle est timbrée par la poste, Paris, 4 décembre 1866, c’est-à-dire du mardi, ce qui permet de dater très exactement celle de Flaubert. (Note de René Descharmes, édition Santandréa.)
  2. Cadio.