Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0876
Vous êtes triste, pauvre amie et chère maître ; c’est à vous que j’ai pensé en apprenant la mort de Duveyrier. Puisque vous l’aimiez, je vous plains. Cette perte-là s’ajoute aux autres. Comme nous en avons dans le cœur, de ces morts ! Chacun de nous porte en soi sa nécropole.
Je suis tout dévissé depuis votre départ ; il me semble que je ne vous ai pas vue depuis dix ans. Mon unique sujet de conversation avec ma mère est de parler de vous ; tout le monde ici vous chérit.
Sous quelle constellation êtes-vous donc née pour réunir dans votre personne des qualités si diverses, si nombreuses et si rares ?
Je ne sais pas quelle espèce de sentiment je vous porte, mais j’éprouve pour vous une tendresse particulière et que je n’ai ressentie pour personne jusqu’à présent. Nous nous entendions bien, n’est-ce pas ? C’était gentil.
Je vous ai surtout regrettée hier soir à 10 heures. Il y a eu un incendie chez mon marchand de bois. Le ciel était rose et la Seine couleur de sirop de groseille. J’ai travaillé aux pompes pendant trois heures et je suis rentré aussi affaibli que le turc de la girafe.
Un journal de Rouen, le Nouvelliste, a relaté votre visite dans Rouen, si bien que samedi, après vous avoir quittée, j’ai rencontré plusieurs bourgeois indignés contre moi parce que je ne vous avais pas exhibée. Le plus beau mot m’a été dit par un ancien sous-préfet : « Ah ! si nous avions su qu’elle était là… nous lui aurions… nous lui aurions… » — un temps de cinq minutes, il cherchait le mot — « nous lui aurions… souri ! » C’eût été bien peu, n’est-ce pas ?
Vous aimer « plus » m’est difficile, mais je vous embrasse bien tendrement. Votre lettre de ce matin, si mélancolique, a été au fond. Nous nous sommes séparés au moment où il allait nous venir sur les lèvres bien des choses ! Toutes les portes, entre nous deux, ne sont pas encore ouvertes. Vous m’inspirez un grand respect et je n’ose pas vous faire de questions.