Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0836
J’ai été hier matin partagé entre l’attendrissement et l’amour-propre. Ce croisement de nos deux lettres me donne la preuve nouvelle d’une sympathie qui m’est bien précieuse.
Ne vous semble-t-il pas, que tous, tant que nous sommes (malgré les différences de fortune, de rang et même de sexe), nous vivons sur un radeau de la Méduse, et qu’en dehors de ce petit nombre-là, il y a, tout autour de nous, comme un océan d’hostilités et de bêtise ? C’est pourquoi il faut se tenir ferme et garder l’espoir.
Ce que vous me dites des de Goncourt ne m’étonne nullement. Je les tiens pour les plus galants hommes qui existent. Je ne connais rien d’aussi propre dans la littérature. Ce sont des bons. Fiez-vous à eux. Ils ont d’ailleurs pour Votre Altesse une affection qui me les ferait chérir. Vous me parlez des turpitudes de la presse ; j’en suis si écœuré que j’éprouve à l’encontre des journaux un dégoût physique radical. J’aimerais mieux ne rien lire du tout que de lire ces abominables carrés de papier. Mais on fait tout ce que l’on peut pour leur donner de l’importance ! On y croit et on en a peur. Voilà le mal. Tant qu’on n’aura pas détruit le respect pour ce qui est imprimé, on n’aura rien fait ! Inspirez au public le goût des grandes choses et il délaissera les petites, ou plutôt laissera les petites se dévorer entre elles.
Je regarde comme un des bonheurs de ma vie de ne pas écrire dans les journaux. Il m’en coûte à ma bourse, mais ma conscience s’en trouve bien, ce qui est le principal.
Je compte les jours qui me séparent de la fin du mois de mars, c’est-à-dire du moment où je vous reverrai, Princesse, et où je pourrai, en réalité, vous baiser les mains et vous dire, encore, que je suis tout à vous.