Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0815

Louis Conard (Volume 5p. 174-176).

815. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 11 mai 1865 [jeudi].

J’ai appris, chère Mademoiselle, par votre lettre du 27 mars, que vous étiez un peu moins souffrante, et que vos obsessions intellectuelles diminuaient. Fasse le ciel que cela continue ! Tenez-moi au courant de votre état, et soyez bien convaincue que j’ai pour vous une affection très sincère. Nos relations sont étranges ; sans nous être jamais vus, nous nous aimons. C’est une preuve que les esprits ont aussi leur tendresse, n’est-ce pas ?

J’ai compati à la douleur causée par la mort de votre vieux compagnon[1]. Hélas ! J’ai passé moi-même par toutes ces douleurs trop souvent pour ne pas les comprendre !

Mon hiver a été assez triste. J’ai souffert de rhumatismes et de névralgies violemment, résultat 1o  de chagrins assez graves qui m’ont assailli depuis six mois, et 2o  de l’atroce hiver par lequel nous avons passé. Vers la fin de janvier, j’ai été à Paris, d’où je suis revenu aujourd’hui seulement. Au moins de septembre dernier je me suis mis, après beaucoup d’hésitations, à un grand roman qui va me demander des années et dont le sujet ne me plaît guère. J’ai devant moi une montagne à gravir, et je me sens les jarrets fatigués et la poitrine étroite. Je vieillis. Je perds l’enthousiasme et la confiance en moi-même, qualité sans laquelle on ne fait rien de bon.

Les lectures que j’ai été obligé de faire pour ce livre m’écartent de toute autre étude. Je ne puis donc rien vous dire des derniers ouvrages publiés. Je n’ai même pas ouvert le César de notre souverain, qui est une médiocre chose, à ce qu’il paraît. Mais j’ai été mécontent des critiques autant que des éloges. Personne, à présent, ne s’inquiète de l’Art ! De l’Art en soi ! Nous nous enfonçons dans le bourgeois d’une manière épouvantable et je ne désire pas voir le vingtième siècle. Pour le trentième, c’est différent !

Avez-vous lu Un prêtre marié, de Barbey d’Aurevilly ? Je voudrais bien avoir votre avis sur ce livre.

J’ai vu avant-hier Mme Sand. Elle avait fini un roman[2] le matin même et m’a paru en excellente santé.


  1. Un officier polonais réfugié, que Mlle de Chantepie hébergeait depuis quinze ans.
  2. La Confession d’une jeune fille.