Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0793

Louis Conard (Volume 5p. 146-147).

793. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET.
Croisset, mardi soir [juillet 1864].

Non, chère amie, ce n’est pas la bonne compagnie qui fait que vous vous ennuyez (la mauvaise ne vaut pas mieux, ne regrettez rien), c’est l’existence en elle-même, car la vie humaine est une triste boutique, décidément, une chose laide, lourde et compliquée. L’Art n’a point d’autre but, pour les gens d’esprit, que d’en escamotter le fardeau et l’amertume.

(Est-il une faute d’orthographe que d’écrire escamotter avec deux tt ? Escamotez-en un, alors.)

Vous voilà donc placée au Temps ? Mais il faut prendre de la patience, à ce qu’il paraît. En prendrez-vous ?

Vous ne me dites pas si vous avancez dans votre roman Martinvillais.

On m’a conté que vous aviez écrit, dans le Journal de Rouen, le compte rendu de la Religieuse. Vous êtes donc rentrée dans ce papier dont j’exècre le ton bourgeois et les tendances rétrogrades ? Tant pis pour vous ! C’est perdre votre temps.

Quant à votre ami, il continue ses lectures socialistes, du Fourier, du Saint-Simon, etc. Comme tous ces gens-là me pèsent ! Quels despotes, et quels rustres ! Le socialisme moderne pue le pion. Ce sont tous bonshommes enfoncés dans le moyen âge et l’esprit de caste ; le trait commun qui les rallie est la haine de la liberté et de la Révolution française.

Dans quelque temps, je serai fort en ces inepties.

J’ai lu aussi toute la correspondance du Père Lacordaire avec Mme Swetchine, et beaucoup de Lamennais. De plus, je viens de passer quinze jours à Trouville et à Étretat ; au mois d’août je retournerai à Paris pour une huitaine. Ainsi vous voilà instruite de mes faits et projets.

Et vous ? N’est-ce pas bientôt que vous allez chez Mme Fourneaux ? Serez-vous à Paris dans la seconde quinzaine d’août ?

Ma nièce vous écrira de Dieppe très prochainement.

Vous savez bien que présentement je songe beaucoup à vos yeux, et à votre joli cou que je baise à droite puis à gauche, en vous serrant les deux mains bien plus affectueusement que respectueusement.

Le vôtre.