Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0774

Louis Conard (Volume 5p. 122-124).

774. À SA NIÈCE CAROLINE.
Paris, mercredi, 3 heures [fin de décembre 1863].
Mon Bibi.

Mlle Virginie[1] sort d’ici. Elle m’a appris que Mlle Ozenne[2] devait arriver ce soir à Croisset. Vous allez donc avoir de la compagnie et ne pas vous ennuyer si fort. Je plains moins ta grand’mère d’être dans son lit par le froid horrible qu’il fait. Avez-vous reçu l’édredon ? Je n’ai aucune nouvelle de la féerie. Voilà deux jours que Pagnerre (d’après une lettre de lui) doit venir me voir, et je l’attends en ce moment même. Saint-Victor m’a dit que le directeur des Variétés en avait envie : il n’y a donc rien de fait, comme tu le vois.

Maintenant causons de la grande affaire.

Eh bien, ma pauvre Caro, tu es toujours dans la même incertitude, et peut-être que maintenant, après une troisième entrevue, tu n’en es pas plus avancée. C’est une décision si grave à prendre que je serais exactement dans le même état si j’étais dans ta jolie peau. Vois, réfléchis, tâte bien ta personne tout entière (cœur et âme), pour voir si le monsieur comporte en lui des chances de bonheur. La vie humaine se nourrit d’autre chose que d’idées pratiques et de sentiments exaltés ; mais, d’autre part, si l’existence bourgeoise vous fait crever d’ennui, à quoi se résoudre ? Ta pauvre grand’mère désire te marier, par la peur où elle est de te laisser toute seule, et moi aussi, ma chère Caro, je voudrais te voir unie à un honnête garçon qui te rendrait aussi heureuse que possible ! Quand je t’ai vue, l’autre soir, pleurer si abondamment, ta désolation me fendait le cœur. Nous t’aimons bien, mon bibi, et le jour de ton mariage ne sera pas un jour gai pour tes deux vieux compagnons. Bien que je sois naturellement peu jaloux, le coco qui deviendra ton époux, quel qu’il soit, me déplaira tout d’abord ; mais là n’est pas la question. Je lui pardonnerai plus tard et je l’aimerai, je le chérirai, s’il te rend heureuse.

Je n’ai donc pas même l’apparence d’un conseil à te donner. Ce qui plaide pour M. C***[3] c’est la façon dont il s’y est pris ; de plus on connaît son caractère, ses origines et ses attaches, choses presque impossibles à savoir dans un milieu parisien. Tu pourrais peut-être, ici, trouver des gens plus brillants ; mais l’esprit, l’agrément est le partage presque exclusif des bohèmes. Or ma pauvre nièce mariée à un homme pauvre est une idée tellement atroce que je ne m’y arrête pas une minute. Oui, ma chérie, je déclare que j’aimerais mieux te voir épouser un épicier millionnaire qu’un grand homme indigent : car le grand homme aurait, outre sa misère, des brutalités et des tyrannies à te rendre folle ou idiote de souffrances. Il y a à considérer ce gredin de séjour à Rouen, je le sais ; mais il vaut mieux habiter Rouen avec de l’argent que vivre à Paris sans le sou ; et puis pourquoi, plus tard, la maison de commerce allant bien, ne viendriez-vous pas habiter Paris ?

Je suis comme toi, tu vois bien, je perds la boule ; je dis alternativement blanc et noir. On y voit très mal dans les questions qui vous intéressent trop. Tu auras du mal à trouver un mari qui soit au-dessus de toi par l’esprit et l’éducation ; si j’en connaissais un rentrant dans cette condition et ayant en outre tout ce qu’il faut, j’irais te le chercher bien vite. Tu es donc forcée à prendre un brave garçon inférieur. Mais pourras-tu aimer un homme que tu jugeras de haut ? Pourras-tu vivre heureuse avec lui ? Voilà toute la question. Sans doute que l’on va te talonner pour donner une réponse prompte. Ne fais rien à la hâte et quoi qu’il advienne, mon loulou, compte sur la tendresse de ton vieil oncle qui t’embrasse.

Écris-moi de longues lettres avec beaucoup de détails.


  1. Virginie Niel, cousine de Mme Flaubert.
  2. Mlle Ozenne, que Flaubert, avait surnommée « la Divine ».
  3. Ernest Commanville, gros négociant en bois.