Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0745

Louis Conard (Volume 5p. 52-54).

745. À SA NIÈCE CAROLINE.
Paris, dimanche soir, 7 heures
[26 octobre 1862].
Ma chère Carolo,

Je ne me suis point encore acquitté de votre commission relativement à un maître de clavecin, par la bonne raison que, depuis bientôt un mois, j’ai pris l’air deux fois, une fois pour aller prendre un bain et une autre pour aller à l’imprimerie ; car j’ai été non pas bien malade, mais bien embêté par tous mes maux, qui ont été nombreux et variés ; j’ai passé toute la semaine dernière dans mon lit, tellement abîmé de rhumatismes que je ne pouvais faire un mouvement sans crier. C’est, Dieu merci, passé, mais Godard m’a défendu de sortir par le temps pluvieux qu’il fait. Après-demain il faut pourtant, coûte que coûte, que je me fasse voiturer à l’imprimerie. N’ayant plus de clous, je souffrirai moins (il m’en reste un cependant à la joue, qui me défigure, sans compter des démangeaisons intolérables à certains endroits du corps). Bref, je n’ai pas été gai depuis un mois. Ajoute à cela les épreuves et les discussions sur la féerie !

Il y a une malédiction sur elle (sur cette pauvre féerie), car la femme de d’Osmoy est revenue à Paris fort souffrante d’une maladie de foie, de sorte que le trio est maintenant rompu. À l’heure qu’il est, Monseigneur dîne avec Duplan chez Mme Cornu ; Monseigneur déjeune et dîne demain en ville ; Monseigneur, après-demain, signe un contrat de mariage et redîne en ville ; Monseigneur va bien ; Monseigneur seul est beau ! Monseigneur a un tempérament si peu nerveux ! Monseigneur est un hippopotame si bien cuirassé ! Il s’en va de Paris mercredi, pour revenir deux jours au commencement de l’autre semaine et repartir définitivement.

De tout cela il résulte que j’ai la plus grande envie et la plus extrême impatience de vous voir. Vous seriez bien gentilles si vous m’arriviez au milieu de l’autre semaine, vers le 3 ou le 4 novembre. Il faudrait, pour cela, vous priver du voyage de Verneuil. De plus, sous la pluie qui tombe et le froid qui pince, il est insensé à ta bonne maman de se trimbaler dans une carriole. Je te prie de réfléchir un peu aux remords que tu aurais si elle devenait par la suite malade ! Je suis sûr qu’elle ne fait ce voyage que par complaisance pour toi. Donc, je te prie, chère Caro, pour moi et pour elle, d’être la première à l’en dissuader. Vous irez au printemps, à votre retour ; il fera plus beau. Assez parlé de cette affaire : j’en laisse la décision, ma petite Caro, à ta sagesse et à ton cœur.

J’ai eu, avant-hier et aujourd’hui, la visite d’Ernest Chevalier, qui vient d’être nommé procureur impérial à Lyon. Je l’ai trouvé très bon enfant et très gentil. Feydeau est venu me voir deux fois, ainsi que Saint-Victor et mes bichons ; il n’est pas jusqu’à l’aimable Claudin qui n’ait comparu au pied de mon lit. Je crois que je touche à la fin. N’importe ! ç’a été une drôle de manière de passer mon temps de Paris.

Lévy, qui est venu me voir aujourd’hui, m’affirme que mon livre peut paraître dans quinze jours et même avant. J’aurais besoin de toi pour mes dédicaces et mes bandes.

Adieu, mes pauvres compagnes ; prenez garde au froid, il fait un temps terrible.

Adieu, chère Caro.


Ton vieux scheik.