Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0710

Louis Conard (Volume 5p. 11-13).

710. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, vendredi 24 janvier 1862.

Pourquoi ta bonne maman ne m’a-t-elle pas écrit aujourd’hui, mon Carolo ? Est-elle malade ? S’il fait à Paris le temps qu’il fait à Croisset, je n’en serais pas surpris. Tu n’imagines pas l’humidité dans laquelle nous sommes plongés. La maison est dans un état pitoyable : depuis que l’on répare la salle à manger, surtout, on a l’air d’habiter au milieu des ruines. J’ai pour distraction la conversation des ouvriers, le père Senart qui ne me paraît pas fort du tout, et l’illustre Migraine qui sort de mon cabinet à l’instant. Il me tarde bien de m’en aller, et de bécoter tes bonnes joues.

Je vais aujourd’hui à Rouen, dîner chez le petit Baudry, avec des Persans. Je passerai à l’Hôtel-Dieu et je profiterai de l’occasion pour prendre un bain de vapeur. Ça me délassera. La fin de Carthage est lourde.

La lettre du couvent, que je viens d’ouvrir par ton ordre, est pour t’inviter à assister au tirage de la loterie qui a eu lieu hier.

Je suis content que tu étudies un peu plus ton piano. Tâche d’acquérir le plus de talents possible. Ça fait passer le temps agréablement, et ça peut servir.

Continue à lire l’Histoire de la conquête[1]. Ne t’habitue pas à commencer des lectures et à les planter là pour quelque temps. Quand on a pris un livre, il faut l’avaler d’un seul coup ; c’est le seul moyen de voir l’ensemble et d’en tirer du profit. Accoutume-toi à poursuivre une idée. Puisque tu es mon élève, je ne veux pas que tu aies ce décousu dans les pensées, ce peu d’esprit de suite, qui est l’apanage des personnes de ton sexe. Voilà des conseils bien rébarbatifs (ou rébarbaratifs), mon bibi, et qui sentent le scheik ; mais ta lettre de ce matin est si gentille et bien troussée, que l’on peut te parler comme à un jeune homme raisonnable, ce qui est le plus grand éloge que je puisse te faire.

À propos de lettres, je ne comprends goutte à celles que m’écrit « the young Edward ». Je me perds dans toutes ses histoires. Il passe sa vie à se monter et à se démonter alternativement le bourrichon.

Est-ce bientôt fini, le cours de danse ? J’ai reçu une lettre de Mme Sandeau, qui me charge de l’excuser près de ta grand’mère ; mais elle a eu une grippe abominable. Adieu, ma chère Caroline.

Je t’embrasse bien tendrement.

Ton vieil oncle.

  1. Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, par Augustin Thierry.