Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0707
Je suis bien coupable envers vous, chère Demoiselle, et je n’ai d’autre excuse que celle-ci : c’est qu’au moment de vous écrire, le soir, je suis accablé. Voilà trois mois bientôt que je suis tout seul à la campagne et que je travaille d’une manière furieuse, pour avoir fini au printemps prochain, c’est-à-dire au mois d’avril. Je compte partir pour Paris dans un mois.
Je ne sais cependant si je publierai immédiatement ou si je n’attendrai pas le mois d’octobre, à cause des Misérables du grand Hugo, dont il va paraître deux volumes le mois prochain. Cette publication colossale va durer jusqu’au mois de mai (car deux volumes doivent paraître chaque mois) et à cette époque-là commence une mauvaise saison pour les livres. Bref, je trouve un peu imprudent et impudent de me risquer à côté d’une si grande chose. Il y a des gens devant lesquels on doit s’incliner et leur dire : « Après vous, monsieur. » Victor Hugo est de ceux-là.
Ce qui n’empêche que je me hâte pour avoir fini le plus promptement possible. Je commence à être excédé de mon livre. Quant à vous, n’en soyez pas impatiente : il ne répondra, je crois, à aucun de vos instincts.
Si je ne vous écris pas, soyez sûre cependant que je pense à vous très souvent ; il me semble maintenant que nous sommes de vieux amis et qu’il me manquerait quelque chose si, de temps en temps, je ne recevais de vos lettres.
Vous m’en écrivez de bien belles, pleines de sentiments et d’idées, pleines de douleurs aussi, hélas ! Que puis-je faire pour vous, sinon vous répéter le même conseil que vous ne suivez pas : Sortez de votre vie habituelle, voyagez, allez à Paris, ou, mieux encore, dans un pays chaud ; le soleil détend les nerfs et rassainit le cœur. Mais vous avez une grande lâcheté morale, permettez-moi de vous le dire. Vous tenez à vos habitudes, à votre milieu, à vos charités. Tout cela ne vaut rien. Il faut être libre. Est-ce que vous ne sentez pas en vous une protestation qui élève la voix, et comme le battement d’ailes d’un oiseau qui voudrait prendre la volée ? Écoutez cette voix, laissez-vous aller à ce mouvement. Vous êtes trop loin de l’état de nature. La méditation, les livres, la province et la solitude vous ont perdue ; vous étiez née pour faire les délices d’un grand cœur et d’un grand esprit, et ne trouvant rien de tout cela, vous vous êtes rongée sur place, stérilement ; est-ce vrai ?
Mais votre médecin me paraît un homme d’un excellent jugement. Suivez donc un peu ses avis, quand ce ne serait que par humilité. Le principal c’est vous ; laissez là tout le reste.
Serez-vous plus forte en 1862 qu’en 1861 ? Je vous souhaite de l’être, parce que ce serait le moyen d’avoir un peu plus (je ne dis pas de bonheur) mais de tranquillité.
Pensez à moi quelquefois, et croyez-moi, chère demoiselle, votre tout affectionné.