Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0701

Louis Conard (Volume 4p. 463-464).

701. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[1861 ?]

[… ] Un bon sujet de roman est celui qui vient tout d’une pièce, d’un seul jet. C’est une idée mère d’où toutes les autres découlent. On n’est pas du tout libre d’écrire telle ou telle chose. On ne choisit pas son sujet. Voilà ce que le public et les critiques ne comprennent pas. Le secret des chefs-d’œuvre est là, dans la concordance du sujet et du tempérament de l’auteur.

Vous avez raison, il faut parler avec respect de Lucrèce ; je ne lui vois de comparable que Byron, et Byron n’a pas sa gravité, ni la sincérité de sa tristesse. La mélancolie antique me semble plus profonde que celle des modernes, qui sous-entendent tous plus ou moins l’immortalité au delà du trou noir. Mais, pour les anciens, ce trou noir était l’infini même ; leurs rêves se dessinent et passent sur un fond d’ébène immuable. Pas de cris, pas de convulsions, rien que la fixité d’un visage pensif. Les dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. Je ne trouve nulle part cette grandeur, mais ce qui rend Lucrèce intolérable, c’est sa physique qu’il donne comme positive. C’est parce qu’il n’a pas assez douté qu’il est faible ; il a voulu expliquer, conclure ! S’il n’avait eu d’Épicure que l’esprit sans en avoir le système, toutes les parties de son œuvre eussent été immortelles et radicales. N’importe, nos poètes modernes sont de maigres penseurs à côté d’un tel homme.