Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0685

Louis Conard (Volume 4p. 438-440).

685. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
[Croisset, 15 juillet 1861].

Vous devez avoir chez vous, à Paris, une lettre de moi, car je vous [ai] écrit le jour même où j’ai reçu votre volume (lundi dernier), après l’avoir lu d’un bout à l’autre sans débrider.

J’en ai été enchanté. C’est d’un seul jet et d’une poussée qui ne faiblit pas un instant. Quant à l’observation, elle est parfaite. C’est cela, c’est cela ! Mais, ce qui m’a vraiment ébloui, c’est toute l’enfance de Philomène. Vous trouverez dans ma lettre mon impression immédiate après une première lecture. Je me serais livré à une seconde si ma mère n’avait présentement sous son toit trois dames qui s’en sont régalées. Vous attendrissez le sexe, ce qui est un succès, quoi qu’on dise. Néanmoins, j’ai refeuilleté çà et là votre Philomène et je connais le livre parfaitement.

Donc, mon opinion est que vous avez fait ce que vous vouliez faire et que c’est une chose réussie.

N’ayez aucune crainte. Votre religieuse n’est pas banale, grâce aux explications du commencement. C’était là l’écueil, vous l’avez évité.

Mais ce que le livre a gagné à être simple lui a fait perdre, peut-être, un peu de largeur ? à côté de sœur Philomène, j’aurais voulu voir la généralité des religieuses, qui ne lui ressemblent guère. Voilà toutes mes objections. Il est vrai que vous n’avez pas intitulé votre livre : Mœurs d’hôpital. Dès lors, le reproche qu’on peut vous faire tombe.

Et je ne saurais vous dire combien j’en suis content. Je remarque en vous une qualité nouvelle, à savoir l’enchaînement naturel des faits. Votre méthode est excellente. De là vient peut-être l’intérêt du livre.

Quel imbécile que ce Lévy ! C’est au contraire très amusant.

Non ! Il n’y a pas trop d’horreurs (pour mon goût personnel il n’y en a même pas assez ! Mais ceci est une question de tempérament). Vous vous êtes arrêtés sur la limite. Il y a des traits exquis, comme le vieux qui tousse, par exemple, et le chirurgien en chef au milieu de ses élèves, etc. Votre fin est splendide : la mort de Barnier.

Il fallait faire ce que vous avez fait ou bien un roman en six volumes et qui eût été probablement fort ennuyeux. On vous a contesté jusqu’à présent la faculté de plaire. Or, vous avez trouvé le moyen cette fois-ci de plaire à tout le monde. J’en suis convaincu et ne serais point du tout étonné si Sœur Philomène avait un grand succès.

Je ne vous parle pas du style, il y a longtemps que je lui serre la main, tendrement, à celui-là !

Romaine m’excite démesurément.

« Ah ! Boucher, comme tu travaillais là dedans, comme tu coupais ! » Voilà la vraie note profonde et juste.

Je suis aussi content de vous que je le suis peu de moi. Non ! mes bichons, ça ne va pas ! ça ne va pas ! Il me semble que Salammbô est embêtante à crever. Il y a un abus évident du tourlourou antique, toujours des batailles, toujours des gens furieux. On aspire à des berceaux de verdure et à du laitage. Berquin semblera délicieux au sortir de là. Bref, je ne suis pas gai. Je crois que mon plan est mauvais et il est trop tard pour rien changer, car tout se tient.

Je commence maintenant mon xiiie ch[apitre]. J’en ai encore deux après celui-là, le tout sera terminé, à moins de défaillances trop prolongées, en janvier.

Et vous, qu’allez-vous faire, maintenant ? La Jeune Bourgeoise[1] avance-t-elle ? écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire, car je pense à vous deux très souvent.

Adieu, mille remerciements et mille compliments vrais. Je vous embrasse.


  1. Titre primitif de Renée Mauperin.