Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0684

Louis Conard (Volume 4p. 436-438).

684. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Rouen, 9 juillet 1861.

Vos lettres, si charmantes et si affectueuses pour moi, m’emplissent de tristesse. Je voudrais faire beaucoup pour vous et je ne puis rien, rien que vous répéter les mêmes conseils inutiles et vous offrir les condoléances d’un cœur sympathique.

Il me semblait, dans vos dernières lettres, que vous étiez un peu moins triste. Vous voilà retombée dans le même état. Mais vous finissez par le chérir involontairement. Ces tortures dont vous vous plaignez et qui sont atroces, elles ont un charme pourtant et vous tâchez de les aviver encore en y appliquant toute la réflexion de votre esprit.

Puisque la confession est pour vous une chose si intolérable, faites-vous donner par votre confesseur lui-même, ou mieux, par l’évêque de votre diocèse, une dispense, une indulgence, un ordre enfin qui vous enjoigne d’y renoncer ; votre conscience sera dès lors en repos.

Vous vous accusez de cet état de sécheresse dont sainte Thérèse parle tant et qui la désolait. C’est là le raffinement des âmes mystiques, l’excès de l’amour de ne pas croire à lui-même. Vous dites que vous n’aimez plus rien, c’est le contraire. Vous avez énervé votre cœur et votre sensibilité démesurément. Faites donc travailler votre jugement ; apprenez quelque chose, lisez de l’histoire — pour elle-même — et comme on va au spectacle. Tâchez de devenir un œil ! Me comprenez-vous ? Puisque vous vous inquiétez de mon travail, je vous dirai qu’il me tiendra encore jusqu’au mois de janvier. Mais je suis plein de doutes sur sa valeur. L’entreprise était bien ambitieuse, trop au-dessus de mes forces peut-être ? Quand on se compare aux autres, à la tourbe qui vous entoure, on s’admire ; mais quand on lève le nez un peu plus haut et que l’on contemple les maîtres, ou tout bonnement l’idéal, c’est alors que l’on se sent petit et que tout le poids de votre néant vous écrase. Ce n’est pas une chose douce que de vivre ainsi, passant tout son temps à se dire que l’on n’est qu’un imbécile et à s’en donner la preuve. Tout le monde a sa croix, vous voyez bien ! La mienne est plus légère que la vôtre, je le sais, c’est pour cela que je vous plains et que je vous serre les deux mains très affectueusement.