Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0677

Louis Conard (Volume 4p. 426-427).

677. À ERNEST CHEVALIER.
Mardi soir [26 mars 1861].
Pauvre cher Ernest,

Que te dirais-je ? Il n’y a pas de consolations pour de telles douleurs, pas un mot à dire devant une perte pareille. Si j’étais près de toi je t’embrasserais en pleurant, car, moi aussi j’ai passé par là. Je sais ce que c’est que ces arrachements de l’âme où il semble que l’on va mourir soi-même. Et si le temps, si l’habitude, émousse la souffrance, il ne l’enlève pas, au contraire !

Plus tu iras et plus tu y songeras. Dans mille circonstances de ta vie tu te rappelleras ton père, tu évoqueras son souvenir, et tu lui demanderas mentalement des conseils et des approbations. On finit même par sentir à cela une certaine douceur grave ; c’est quelque chose de religieux qui vous suit partout.

Bien que nous nous voyons rarement, mon cher Ernest, et que nous ayons suivi dans l’existence deux routes différentes, je songe à toi très souvent, à ton grand-père Mignot qui me lisait Don Quichotte[1], à ce pauvre Amédée, etc., à tous ceux que tu as perdus, — ou que nous avons perdus, pour mieux dire.

Moi qui suis l’homme des songeries, avec quelle reconnaissance je me souviens du bon temps ou j’allais passer aux Andelys les vacances de Pâques. Je vois encore la bonne figure de cet homme excellent, si charmant, si bon, si gai, si spirituel et si cordial. Plus rien ! plus rien !

Que va devenir ta mère, maintenant ? C’est un lourd fardeau pour toi qu’un tel chagrin à soigner. Donne-nous de ses nouvelles dans quelque temps. Ma mère me charge de lui dire quoi ?… les mots sont insuffisants. Mais tu dois penser qu’elle la comprend et qu’elle la plaint.

Embrasse-la bien de notre part, et crois-moi, mon pauvre ami, ton vieux affectionné.


  1. Voir Correspondance, I, p. xi.