Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0675

Louis Conard (Volume 4p. 423-425).

675. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, fin février 1861].

Je n’étais pas « irrité », mon cher Feydeau, mais ennuyé de ne pas avoir de tes nouvelles, et si je ne t’ai pas écrit de mon côté, c’était pour te laisser tranquille. Tu n’avais nul besoin de moi dans ta lune de miel. Sois heureux, mon bon, sois heureux, continue à l’être ! Ton système est peut-être le meilleur ; mais comme on se fait un système d’après son tempérament et qu’on ne choisit pas son tempérament, etc. !

Tu me demandes où en est Carthage… au xie chapitre. Je l’aurai fini avant la fin de mars, il m’en restera encore quatre. J’espère avoir tout terminé l’hiver prochain.

Tu me verras dans trois semaines environ. Je crois que, sanitairement parlant, j’ai besoin de prendre l’air et de sortir. Voilà bientôt trois mois que je mène une vie extra-farouche.

La littérature vient de faire de grandes pertes, E. Guinot, Scribe. Celui-là, au moins, avait plus d’esprit que Feuillet et tout autant de style.

As-tu suffisamment rugi de tout le tapage inepte que l’on a fait autour des deux discours académiques.

Je continue à m’indigner contre le cygne de Cambrai. J’annote le Télémaque ; et dire que ça passe encore pour bien écrit ! Est-ce bête, est-ce bête et faux à tous les points de vue ? J’entremêle cette lecture avec celle de l’Énéide, que j’admire comme un vieux professeur de rhétorique. Quel monde que celui-là ! et comme cet art antique fait du bien !

À propos de roman, M. de Calonne a dû recevoir un livre envoyé par une de mes amies. C’est intitulé Louise Meunier, par Émile Bosquet. Si tu peux en faire dire du bien, tu feras une bonne action, car ce petit ouvrage contient des choses excellentes, des observations prises à la source, ce qui est rare. Il va sans dire que tu demanderas ce service en ton nom et non au mien. La Revue Contemporaine, m’ayant éreinté[1], doit rester mon ennemie, et je n’en réclamerai jamais une ligne ni un salut, bien que tu sois devenu quasiment son gendre.

Je te blâme de changer quelque chose à ta pièce par cette considération que Mirès est f… à bas[2] ; tant pis pour lui. Cela est beau et chevaleresque de la part de M. Feydeau. Mais si le passage est beau en soi, il fait une bêtise (ledit Feydeau). Reste à savoir si tu n’as pas eu tort de faire une allusion. Il faut toujours monter ses personnages à la hauteur d’un type, peindre ce qui ne passe pas, tâcher d’écrire pour l’éternité.

Adieu vieux, je t’embrasse.

Ma nièce m’a écrit une description de ta femme. Elle a été éblouie de sa beauté.


  1. Article de J.-J. Weiss, 15 janvier 1858.
  2. Banquier parisien, arrêté le 17 février 1861.