Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0670

Louis Conard (Volume 4p. 419-420).

670. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, janvier 1861].

Si je ne t’écris pas, mon bon, c’est que je n’ai absolument rien à te dire. Je m’oursifie et m’assombris de plus en plus — et ce qui se passe dans la capitale n’est pas fait pour m’égayer. J’ai un tel dégoût de ce qu’on y applaudit et de toutes les turpitudes qu’on y imprime, que le cœur m’en soulève rien que d’y songer. (Est-ce beau le tapage que l’on fait autour des deux ineptes vomissages des sieurs Lacordaire et Guizot[1] ! ah ! ah !) — J’avance tout doucement dans Carthage avec de bons et de mauvais jours (ceux-là plus fréquents, bien entendu).

J’ai écrit un chapitre depuis six semaines, ce qui n’est pas mal pour un bradype de mon espèce. J’espère, avant le milieu de mars, en avoir fort avancé un autre, le xie ; après quoi il m’en restera quatre, c’est long ! Tous les après-midi je lis du Virgile, et je me pâme devant le style et la précision des mots. Telle est mon existence, — mais parlons de la tienne, qui va changer[2]. Bénie soit-elle, cher ami ; accepte tous mes souhaits, tu dois savoir s’ils sont sincères et profonds.

Nous ne suivons guère les mêmes sentiers. As-tu fait cette remarque ? Tu crois à la vie et tu l’aimes, moi je m’en méfie. J’en ai plein le dos et en prends le moins possible. C’est plus lâche, mais plus prudent — ou plutôt il n’y a dans tout cela aucun système : chacun suit sa voie et roule sur la petite pente, comme le Maktoûb l’a résolu. Écris-moi quand tu n’auras rien de mieux à faire.

Mille bonheurs — et longs surtout.

Je t’embrasse.

Je suis ce soir éreinté à ne pouvoir tenir ma plume, c’est le résultat de l’ennui que m’a causé la vue d’un bourgeois. Le bourgeois me devient physiquement intolérable. J’en pousserais des cris.


  1. Discours prononcés à l’Académie Française à l’occasion de la réception du P. Lacordaire par Guizot.
  2. Ernest Feydeau se remaria le 30 janvier 1861.