Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0667

Louis Conard (Volume 4p. 411-413).

667. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 15 janvier 1861.

Non ! Je ne suis pas à Paris, chère Demoiselle, mais à Croisset, tout seul, depuis un mois, et je n’en dois partir que vers le milieu de mars, car je deviens très ridicule avec mon éternel livre qui ne paraît pas, et je me suis juré d’en finir cette année. Ma mère et sa petite-fille sont à Paris. Je suis ici avec un vieux domestique, me levant à midi et me couchant à trois heures du matin, sans voir personne ni rien savoir de ce qui se passe dans le monde. Mais parlons de vous.

Dans votre avant-dernière lettre (à laquelle je n’ai pas répondu, parce que j’étais alors dans un tourbillon d’affaires pour la dernière pièce de Bouilhet, l’Oncle Million), vous me paraissiez moins souffrante. La dernière m’a affligé de nouveau. Mais qu’avez-vous donc ? Et que vous faut-il ? Hélas ! je le sais bien, ce que vous avez et ce qu’il vous faut, je vous l’ai dit. Mais vous n’avez, je crois, jamais suivi un conseil donné contre vous, j’entends contre votre douleur, parce que vous la chérissez. Vous ne voulez pas guérir.

Il faudrait quitter votre existence, votre maison, vos habitudes, tout, tout ! Hors de là, il n’y a pas de remède, d’espoir. Je suis sûr que dans Paris, dans une grande ville quelconque, vous trouveriez un soulagement immédiat. Vous objectez à ce déplacement un tas de raisons sans importance. Pardonnez-moi de vous rudoyer ainsi, mais je ne peux m’empêcher de vous aimer et de m’indigner de ce que vous ne vous aimez pas assez. Je voudrais vous savoir heureuse. Voilà tout.

J’ai là sur ma table un petit livre écrit par un réfugié Valaque, intitulé Rosalie, par Ange Pechmédja. C’est une histoire véritable qui vous amusera. Demandez-la.

Avez-vous l’Examen des dogmes de la religion chrétienne, par P. Larroque ? Cela rentre dans vos lectures favorites. L’auteur est remonté aux sources, chose rare ! Et je ne vois pas une objection sérieuse qu’on puisse lui poser. C’est une réfutation complète du dogme catholique ; livre d’un esprit vieux du reste et conçu étroitement. C’est peut-être ce qu’il faut pour une œuvre militante ? Lisez-vous aussi la Revue Germanique  ? Il y a dedans d’excellents articles. Mais ce n’est pas tout cela que je voudrais vous voir lire. Intéressez-vous donc à la vie : memento vivere. C’était la devise que le grand Goethe portait sur sa montre, comme pour l’avertir d’avoir l’œil incessamment ouvert sur les choses de ce monde. Ce spectacle est assez grand pour remplir toutes les âmes. Mais cela demande du travail et de la force ! Lisez de l’histoire, intéressez-vous aux générations mortes, c’est le moyen d’être indulgent pour les vivantes et de moins souffrir.

Quant à un conseil pour votre roman, je ne sais lequel vous donner. J’ai assisté dernièrement à tant de canailleries (dans une question semblable), que je n’y comprends plus rien. Les éditeurs et directeurs de théâtre même semblent encore plus bêtes que filous. Du reste, du moment que vous faites les frais du volume, vous aurez des éditeurs. Mais 1 500 francs me semble un prix exorbitant. Je crois que 1 000 francs est le prix ordinaire d’un in-8o. Je souhaite que 1861 soit pour nous plus doux que 1860, et je vous serre les mains bien affectueusement.