Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0666

Louis Conard (Volume 4p. 410-411).


666. À JULES DUPLAN.
1er  janvier 1861.

Je te souhaite la bonne année accompagnée de plusieurs autres, c’est-à-dire fasse le Ciel que : 1o  tu trouves un portrait du vieux ; 2o  que tu gagnes des millions dans ton établissement ; 3o  que tu sois constamment en belle santé et en bonne humeur. Mais présentement, il faut que tu me rendes un service. — Ouïs ceci.

La pièce de Bouilhet, comme tu sais (ou ne sais pas), a raté. La presse a été atroce et la direction de l’Odéon pire — le tout pour complaire au gars Camille Doucet, lequel se présente au prix de la meilleure comédie — échelon de l’Académie Française. Tu conçois qu’un homme qui veut être de l’Académie Française n’épargne rien. Bouilhet avait pensé un moment à se présenter comme candidat (du prix), mais Doucet se présentant, il se retire, bien entendu. C’est 10 000 francs qui lui passent sous le nez, sans compter le fiasco de l’Oncle Million. — Ah ! ç’a été joli ! joli ! joli !

L’Empereur devait y venir, il n’est pas venu.

Or, voici ce qu’il faudrait faire. Mme Cornu[1] ne pourrait-elle pas le faire aller à l’Odéon ? S’ils sont en correspondance journalière, ne pourrait-elle, en manière de cancan, lui glisser une phrase de ce genre : « Allez donc voir l’Oncle Million, c’est charmant ; — je ne sais pourquoi on étouffe ce garçon-là », etc. ? Puisque l’Empereur tient à faire le Louis XIV, il est certain qu’il doit protéger la vraie littérature, quand par hasard elle se produit. Tâche de faire ça, mon vieux, je t’en prie. Quant au Bouilhet, il est désolé et se trouve dans une f… position[2] ; il devait aller te voir, mais je le crois tellement assombri qu’il se cache. Il a dû partir aujourd’hui pour Mantes, il sera à Paris jeudi prochain. — Va-t’en le voir un matin à l’hôtel Corneille et remonte-le un peu, il en a besoin malgré le stoïcisme de sa correspondance.

Je suis ulcéré contre les feuilletonistes. Quels misérables !


  1. Sœur de lait de l’empereur Napoléon III.
  2. Il écrit à la même époque à Flaubert qu’il a « juste de quoi manger » et ne peut choisir qu’entre le séjour à Mantes ou l’enterrement à Cany ». (Cité par M. Letellier, p. 287.)